Même si elle reste minoritaire, la franc-maçonnerie mixte n’en est pas moins bien implantée un peu partout dans le monde, et spécialement en Europe. Il existe ainsi de nombreuses obédiences maçonniques mixtes, dont bien sûr le "Droit Humain", et même le Grand Orient de France, sans s’affirmer mixte, reçoit des femmes à l’initiation depuis 2008. Mais l’origine de la franc-maçonnerie mixte est indéniablement française et remonte au "Droit Humain". Le "Droit Humain" est le fruit d’une histoire assez extraordinaire, qu’il convient rappeler. Et même si le "Droit Humain" n’est plus la seule obédience maçonnique à revendiquer la mixité, il n’en est pas moins le pionnier de cette nouvelle forme de franc-maçonnerie qui affirme hautement l’égalité entre hommes et femmes. Partons donc à la découverte de l’origine et du développement du "Droit Humain".

 

Maria Deraismes et les premiers pas de la franc-maçonnerie mixte

 

La cause féministe naquit dans la seconde moitié du XIXe siècle, et de nombreux francs-maçons, surtout en France, s’y intéressèrent, au point de devenir des militants en faveur des droits des femmes. Ce fut par exemple le cas de Léon Richer (1824-1911), journaliste libre-penseur et féministe, et franc-maçon du Grand Orient de France.

 

En 1866, Richer invita Maria Deraismes (1828-1894) à donner une conférence sur les droits des femmes en Loge. Maria Deraismes était une écrivaine et une conférencière militante, et en 1869, elle fonda avec Richer la Société pour la revendication des droits des femmes et organisa avec lui le Congrès International du droit des femmes en 1878. C’est très vraisemblablement grâce à Richer que Maria Deraismes découvrit la franc-maçonnerie et conçut le désir d’y être admise. Mais elle collabora avec d’autres francs-maçons progressistes, tel Victor Poupin (1838-1906), écrivain, homme politique socialiste et cofondateur de la Ligue de l’enseignement et de l’Union démocratique anticléricale, avec qui elle organisa le premier Congrès anticlérical du Grand Orient de France en 1881.

 

Mais malgré les bonnes volontés évidentes de certains francs-maçons, les Loges étaient loin d’être prêtes à ouvrir la porte du Temple aux femmes. Si de nombreux membres du Grand Orient de France affichaient des sympathies féministes, l’Ordre lui-même restait prudemment sur la réserve et ne semblait pas enclin à rompre la tradition de la franc-maçonnerie masculine. On aurait pu attendre plus d’audace de la part de la Grande Loge Symbolique Écossaise, l’obédience la plus progressiste du moment, née en 1880 de la sécession d’une douzaine de Loges du très conservateur Suprême Conseil de France. Malgré ses sympathies féministes, la Grande Loge Symbolique Écossaise n’osa pas franchir le pas. Mais une de ses Loges (Les Libres-Penseurs, à l’Orient du Pecq) décida de passer outre, et de procéder, le 14 janvier 1882, à l’initiation de Maria Deraismes, en présence de Georges Martin (1844-1916), qui fut Grand Maître de la Grande Loge Symbolique. Mais cette initiative courageuse fut mal perçue par l’obédience, qui radia la Loge coupable d’une telle insubordination. Elle ne fut réintégrée qu’en 1884, sous la condition que Maria Deraismes ne figure pas au tableau de la Loge.

 

 

 
 Maria Deraismes

 

 

Bien que franc-maçon, Maria Deraismes se retrouva sans Loge, ne désespérant pas de voir quelque porte s’ouvrir. Avec Georges Martin, elle multiplia les écrits, les conférences et les contacts en tout genre, mais sans succès.

 

De guerre lasse, Maria Deraismes et Georges Martin décidèrent de ne plus attendre le bon vouloir des francs-maçons masculins et de forcer le destin en créant eux-mêmes une Obédience maçonnique mixte. Plusieurs rencontres informelles furent tenues entre 1890 et 1893 pour préparer cette future Loge mixte, et le 14 mars 1893, Maria Deraismes, assistée de Georges Martin, initia seize femmes, toutes engagées dans la cause féministe. Les nouvelles Sœurs furent reçues Compagnons le 24 mars 1893, puis Maîtres le 1er avril 1893. Trois jours plus tard, soit le 4 avril, fut procédé à l’élection du Collège des Officiers et à l’adoption des statuts et règlements. La Grande Loge Symbolique Écossaise Mixte "Le Droit Humain" était née, et Georges Martin s’y affilia, premier membre masculin de cette nouvelle Obédience maçonnique.

 

De la Grande Loge Mixte à l’Ordre International

 

Maria Deraismes ne put voir croître la nouvelle Obédience, puisqu’elle mourut en 1894, laissant à Georges Martin le soin d’en assurer le développement. Celui-ci s’y dévoua alors corps et âme. En 1895, quatre nouvelles Loges du "Droit Humain" furent fondées à Lyon, à Blois, à Paris et au Havre, puis le phénomène se répandit hors de France (en Angleterre, en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique, en Indonésie, aux Indes, aux États-Unis…).

 

Pour permettre aux membres des Loges du "Droit Humain" d’avoir accès aux hauts grades du Rite Écossais Ancien Accepté, Georges Martin s’attela dès 1897 à la constitution d’un Suprême Conseil Mixte. En 1899, il reçut le 33e et dernier degré de Joseph Décembre (1836-1906), écrivain et franc-maçon du Grand Orient de France. Georges Martin put alors transmettre à son tour ce degré au sein du "Droit Humain", et le Suprême Conseil Universel Mixte fut officiellement fondé en 1901, permettant la création de l’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain".

 

Il fallait encore que la nouvelle organisation se donne un siège digne de ce nom. Après avoir utilisé différents locaux, Georges Martin acheta un terrain situé à la rue Jules-Breton, à Paris, et en fit don au "Droit Humain" pour y construire un immeuble maçonnique. Commencé avant la Première Guerre Mondiale, le bâtiment ne fut inauguré qu’après la guerre, alors que Georges Martin était mort en 1916. Cet immeuble est encore à ce jour le siège du "Droit Humain".

 

L’organisation internationale du "Droit Humain"

 

La forme première forme d’organisation internationale qu’avait envisagé Georges Martin était strictement pyramidale : le Suprême Conseil Universel Mixte avait autorité sur tous les Ateliers du 1er au 33e grade du monde, sans qu’existe une structure équivalente à une Grande Loge ou à un Convent au niveau national.

 

C’est d’autant plus étrange que Georges Martin avait été l’un des fondateurs de la Grande Loge Symbolique Écossaise, qui s’était précisément constituée pour contester l’autorité du Suprême Conseil de France sur les Loges bleues du Rite. Dès 1904, des oppositions à ce mode d’organisation pyramidal se levèrent dans plusieurs Loges françaises du "Droit Humain", qui réclamaient la réunion d’un Convent français. Ce qui fut fait en 1907, mais Georges Martin y rappela que seul un Convent Universel aurait autorité pour décider des Constitutions de l’Ordre. Plusieurs autres assemblées de Loges françaises du "Droit Humain" eurent lieu jusqu’en 1912, sans que le problème des relations avec le Suprême Conseil ne puisse être réglé, au point qu’en 1914, une dizaine de Loges fit sécession pour créer une Grande Loge Mixte Symbolique dissidente.

 

 
 Georges Martin

 

Georges Martin comprit qu’il était temps de convoquer un Convent international, qui aurait dû être tenu en 1914. Mais la Première Guerre Mondiale empêcha bien sûr un tel Convent d’être réuni et cette même année 1914, Marie Georges Martin, épouse de Georges Martin et Grand Maître du "Droit Humain", mourut. Son mari lui succéda à la Grande Maîtrise, mais mourut à son tour en 1916, laissant en suspens la question des relations entre le Suprême Conseil Universel Mixte et les Loges symboliques.

 

Le Convent International eut finalement lieu en 1920 et décida de la forme d’organisation mondiale qui a toujours cours au "Droit Humain", soit un Suprême Conseil Universel Mixte, avec un seul Grand Maître de l’Ordre (le Très Puissant Souverain Grand Commandeur, Grand Maître de l’Ordre), qui garantit le respect des Constitutions et des orientations de l’Ordre, mais des Conseils Nationaux, avec un Convent annuel, administrent les Loges symboliques dans chaque pays. Le Président du Conseil National est l’équivalent d’un Grand Maître d’Obédience symbolique, mais n’en a pas les pouvoirs, puisqu’il demeure soumis au Très Puissant Grand Commandeur, c’est-à-dire un membre du Suprême Conseil des 33e représentant le Grand Maître dans le pays.

 

L’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain" aujourd’hui

 

L’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain" compte aujourd’hui environ 32´000 membres dans plus de soixante pays, et ses Loges travaillent dans 21 langues différentes. L’implantation locale dépend du nombre de Loges : Fédérations pour 7 Loges au moins, Fédérations Pionnières (ou Juridictions) pour 3 Loges au mois, et en-dessous de ce nombre, on parle de Loge Pionnières.

 

Les Convents Nationaux sont annuels et élisent le Conseil National, avec à sa tête un Président, qui ne porte le titre de Grand Maître que dans les Fédérations française et belge. Les membres du Conseil National et son Président doivent être pourvus du grade de Maître.

 

Le Convent International a lieu tous les cinq ans, avec des délégués des Fédérations, Juridictions et Loges Pionnières. Le Convent International élit le Suprême Conseil parmi les détenteurs du 33e degré, et le Suprême Conseil élit le Grand Maître parmi ses membres. Si le Grand Maître n’est pas français, le Grand Maître Adjoint doit l’être.

 

 

 Le Temple Rue Jules-Breton

 

 

Depuis l’origine, le Rite officiel du "Droit Humain" est le Rite Écossais Anciens Accepté. Mais par respect pour les usages maçonniques locaux, d’autres rites peuvent pratiqués par les Loges bleues. C’est ainsi que certains Rites anglais (en particulier le Rite Lauderdale, œuvre d’Annie Besant et Charles W. Leadbeater, qui furent tous deux membres du "Droit Humain") sont en usage dans les pays anglo-saxons et nordiques. En France, à notre connaissance, une seule Loge travaille au Rite Lauderdale, la Loge "Le Comte de St-Germain" à l’Orient de Paris. Par ailleurs, dans les pays où ils sont particulièrement répandus et honorés, des Side Degrees tels que l’Arche Royale ou la Maçonnerie de Marque sont également pratiqués au sein du "Droit Humain".

 

Actif depuis plus de 120 ans, l’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain" est resté fidèle à ses intentions premières et entend toujours constituer une société fraternellement unie sans distinction d’origine ethnique, sociale, d’opinions philosophiques ou religieuses. Ses membres s’engagent à respecter le droit de la liberté absolue de conscience pour tous et cherchent à réaliser sur toute la terre le maximum de développement moral, intellectuel et spirituel pour tous les humains.

 

29 juillet, 2024 — Ion Rajalescu