Le Secret en franc-maçonnerie
S’il est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre, c’est bien le Secret en franc-maçonnerie. L’idée qu’il y a un Secret en franc-maçonnerie intrigue souvent, dérange parfois, et amène évidemment de l’eau au moulin de ses détracteurs : s’ils ont un secret, c’est forcément qu’ils ont quelque chose cacher. Y a-t-il donc bien un Secret (ou des secrets) en franc-maçonnerie ? Et qu’elle peut en être l’origine, le motif et la raison ? C’est ces questions qui entourent la notion de Secret en franc-maçonnerie que nous allons explorer dans cet article.
Les origines du Secret en franc-maçonnerie
Les origines du Secret en franc-maçonnerie est des plus prosaïques. Il s’agissait au départ de secrets de métier, que l’on gardait précieusement pour garantir les privilèges et quasi monopoles de la Confrérie, et éviter ce que l’on nommerait aujourd’hui la concurrence déloyale. À ces secrets strictement professionnels s’ajoutaient bien sûr des signes de reconnaissance, qui permettaient aux Compagnons de se faire reconnaître et embaucher sur un chantier où personne ne les connaissait et d’y recevoir le salaire correspondant à leur rang. On en trouve symboliquement une trace dans la légende du grade de Maître, où l’on apprend qu’Apprentis, Compagons et Maîtres disposaient d’un mot leur permettant de recevoir le salaire qui leur était dû.
Mais le fait même d’être Maçon n’était alors pas secret, puisqu’il s’agissait d’un métier parfaitement reconnu dans la société. L’enjeu des signes de reconnaissance était seulement d’écarter les imposteurs.
Au tournant du XVIIe siècle, on sait que la maçonnerie écossaise aborda un virage qui allait engendrer la naissance de la franc-maçonnerie spéculative. On se mit dès 1600 à admettre dans les Loges, qui étaient encore opératives, des membres qui n’appartenaient pas au métier et que l’on nommait les "Maçons Acceptés". Il s’agissait généralement de notables, qui étaient admis à titre de protecteurs et de sponsors. Il n’était bien sûr pas question de transmettre à ces personnes les véritables secrets professionnels de la Confrérie : les Maçons écossais créèrent un nouveau secret pour eux, qui n’est qu’un secret de reconnaissance, le Mot de Maçon. Le Mot de Maçon consiste en la communication rituel des noms des deux colonnes du Temple de Salomon. Peut-être ces deux Mots étaient-ils déjà utilisés chez les Maçons opératifs écossais, mais nous n’en savons rien.
Quand la première freemasonry spéculative anglaise s’organisa dans le premier tiers du XVIIe siècle, elle semble bien avoir emprunté une partie de ses formes rituelles à la Maçonnerie écossaise, et les deux Mots furent adoptés, suivis plus tard d’un troisième Mot pour les Maîtres. Il est fort probable que le Secret recouvrait non seulement les deux Mots, mais encore l’ensemble des secrets rituels maçonniques ; et les formes de serment les plus anciennes engageaient le récipiendaire à ne jamais les révéler ni verbalement ni même en les gravant ou burinant sur quelque objet que ce soit. Ces serments semblent avoir été particulièrement bien tenus, car aucun document rituel maçonnique du XVIIe siècle n’est connu avant 1698 pour l’Écosse et 1700 pour l’Angleterre.
À partir du XVIIIe siècle, il est évident que l’indiscrétion se généralisa, et le nombre de manuscrits, puis de divulgations publiées pour le grand public, augmenta.
Les trois formes de secret en franc-maçonnerie moderne
De quoi parle-t-on exactement quand on mentionne le secret dans le contexte de la franc-maçonnerie moderne ? Quels domaines sont-ils soumis au secret ? Il y en a en fait trois.
Le premier correspond au secret de l’ancienne freemasonry spéculative : il s’agit des secrets rituels, c’est-à-dire les Mots, les signes, les symboles, le déroulement des cérémonies etc.
Le deuxième est le secret d’appartenance. Si un franc-maçon peut divulguer sa propre appartenance maçonnique, il ne peut en aucun cas dévoiler celle d’un autre.
Enfin, le troisième est interne à la vie de la Loge : c’est le secret des délibérations. Les propos des membres de la Loge, les discussions et délibérations lors d’une Tenue ne peuvent être révélés à quiconque était absent. Seul le procès-verbal officiel sera connu des absents.
Les secrets rituels et symboliques
Le secret concernant les rituels, les symboles, les Mots etc. ne doit pas être gardé uniquement envers le monde profane, c’est-à-dire le monde extérieur à la franc-maçonnerie. Il concerne également les francs-maçons eux-mêmes, qui s’engagent à ne pas révéler les secrets d’un grade aux francs-maçons qui ne l’auraient pas encore reçu.
Le secret est ici nécessaire à la démarche initiatique. Il n’y a rien à cacher en soi, mais l’initiation requérant le passage par des épreuves qui doivent impressionner le candidat et l’amener à des prises de conscience, l’effet de surprise est très important. Dévoiler ce qui doit se passer au cours d’une cérémonie de réception à un grade équivaudrait à couper son effet et la priver de sa réelle efficacité. C’est donc pour préserver le cheminement des francs-maçons qu’on ne leur dévoile pas tout dès le départ. Et à plus forte raison pour les profanes : qui sait si tel profane ne frappera pas un jour à la porte du Temple pour demander à être initié ; s’il sait d’avance tout ce qui va se passer, l’effet escompté ne sera manifestement pas obtenu.
Le secret d’appartenance
Si un franc-maçon a le droit de révéler son appartenance à l’Ordre Maçonnique, il ne peut dévoiler l’appartenance d’un Frère et d’une Sœur. Ce secret concerne la franc-maçonnerie depuis qu’elle est devenue un société philosophique et initiatique, car un tel secret n’avait pas de raison d’être pour les Maçons opératifs. Quelle peut être la raison de ce secret ?
Le premier motif semble être celui de la liberté. Celui qui choisit d’être franc-maçon souhaite subir le moins de conditionnements possible dans son cheminement. Il ne doit pas de compte à la société et travaille dans la discrétion à son propre développement psychologique, philosophique et spirituel, dans le but de mieux servir l’Humanité. Idéalement, il agira dans le monde en franc-maçon, mais non en tant que franc-maçon, la nuance est d’importance.
Le secret d’appartenance est sensé éviter au franc-maçon d’être sollicité par l’extérieur simplement parce qu’il est franc-maçon et supposé pouvoir influencer le monde grâce à son réseau occulte. Le secret le préserve ainsi de l’instrumentalisation de la franc-maçonnerie à des fins intéressées, de même qu’à sa banalisation. Même si chaque franc-maçon a le droit de se dévoiler, on constate que dans les pays où pratiquement tous les francs-maçons affichent ouvertement leur appartenance (comme les États-Unis), la franc-maçonnerie ne se distingue plus vraiment des Club Service comme le Rotary et n’a plus grand chose d’initiatique.
Le second motif du secret d’appartenance concerne surtout les pays ou les cultures où la franc-maçonnerie est au mieux suspecte et au pire interdite ou persécutée. Dans ces situations, il est évident que dévoiler son appartenance ou celle d’un autre peut occasionner un réel danger. Mais n’allons pas croire que ce danger n’existe que dans les dictatures d’extrême-droite ou d’extrême-gauche et les théocraties islamiques. Il est potentiellement présent dans tous les pays, France y compris, comme le Régime de Vichy l’a bien rappelé dans les années 1940. Même la très paisible et démocratique Suisse a connu dans les années 1930 une réelle hostilité à la franc-maçonnerie, et aujourd’hui encore, dans le canton du Valais, les fonctionnaires de l’État sont tenus de révéler leur éventuelle appartenance maçonnique. Le secret d’appartenance est donc une simple mesure de prudence, car nul ne sait de quoi l’avenir est fait.
Le secret des délibérations
Ce secret concerne avant tout les francs-maçons eux-mêmes, même s’il est évident qu’il concerne aussi le monde profane. Un franc-maçon qui n’a pas assisté à une Tenue n’a pas à savoir ce qui a été dit par chacun, mais ne connaîtra que la version finale et officielle reportée dans le procès-verbal. C’est une simple mesure de liberté de parole, pour éviter que des propos ne soient déformés et mal interprétés hors contexte. La Loge ouverte est un lieu de confiance, qui peut libérer la parole, et ceux qui n’ont pas vécu la séance n’ont pas à en connaître tous les détails.
On retrouve la même idée dans la dynamique des groupes d’écoute et d’accompagnement, de formation d’adultes et de développement personnel. Souvent, cette consigne est formulée ainsi : "ce qui est dit dans le groupe appartient au groupe".
Ce secret n’est pas là pour dissimuler quelque complot que ce soit, car toutes les décisions sont portées au procès-verbal, mais bien pour protéger les membres et leur garantir un espace de parole confortable et émotionnellement sécurisé.
Et le "Vrai" Secret Maçonnique ?
Qu’en est-il donc du fameux Secret Maçonnique dont on entend souvent parler et dont la connaissance distinguerait les francs-maçons du commun des mortels ? Quitte à en décevoir certains, nous pouvons affirmer qu’un tel Secret n’existe pas. Il y a bien eu quelques Ordres Maçonniques pour prétendre détenir ce Secret, qui aurait été la vraie origine et le vrai but de la franc-maçonnerie. Mais il ne s’agissait guère que d’intérêts particuliers, matériels, politiques ou mystiques selon le cas, mais non représentatifs de la franc-maçonnerie dans son ensemble.
Ainsi par exemple le Baron de Hund prétendait que le Secret de la Stricte Observance Templière était double : soutenir les prétentions des Stuart au trône d’Angleterre et rétablir l’Ordre du Temple (en récupérant au passage tous les biens qui avaient appartenu à l’Ordre). Pour Willermoz, qui réforma la Stricte Observance Templière pour en faire le Rite Écossais Rectifié, le Secret était au contraire uniquement spirituel et mystique : il consistait en la doctrine martinéziste de la Réintégration des Âmes et culminait dans les pratiques théurgiques qui en découlent. Si quelqu’un vous affirme qu’il connaît le Secret Maçonnique, ou que la franc-maçonnerie qu’il pratique le connaît, il y a bien des chances qu’il ne s’agisse que d’une instrumentalisation de la franc-maçonnerie au service d’une cause ou d’une idéologie qui n’a rien de maçonnique.
Alors pourquoi tant de rituels, particulièrement dans les hauts grades, laissent toujours supposer que chaque nouvelle étape rapproche l’adepte de la découverte du fameux Secret ? Là encore, il faut démythifier : les hauts grades étaient au XVIIIe siècle un commerce florissant et lucratif. Ceux qui les créaient en vendaient les patentes fort cher, et les taxes de réception à ces grades perçues par les Organismes dirigeants étaient généralement élevées. Ces affirmations alléchantes qui parsèment les rituels peuvent être considérées comme ce que l’on appellerait aujourd’hui du marketing : il s’agissait de fidéliser le client et de l’inciter à continuer à consommer !
Alors, y a-t-il un Secret Maçonnique ou non ? Certainement, mais il n’est pas tel que certains l’imaginent. Il ne s’agit pas d’un secret objectif, que l’on pourrait détenir et qui offrirait à ses détenteurs des Connaissances Supérieures, un pouvoir extraordinaire, une source de richesse… Il s’agit d’un Secret personnel et existentiel : c’est ce que chaque franc-maçon aura découvert, au cours de son initiation et de son parcours maçonnique, sur lui-même, sur l’Humanité, sur le Monde et éventuellement sur le Divin. Ce Secret est éminemment personnel et pas deux francs-maçons n’auront le même. Il est le fruit d’une somme d’expériences personnelles et par là-même il est incommunicable. Tout au plus peut-on l’évoquer et le partager avec celles et ceux qui ont suivi le même chemin.
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