Laïcité et franc-maçonnerie, voilà un sujet qui soulève bien des passions, notamment en France. Laïcité et franc-maçonnerie sont-elles indissolublement et nécessairement liées ? Ont-elles des origines communes ? La franc-maçonnerie est-elle un auxiliaire indispensable de la laïcité ? Et finalement, de quelle laïcité parlons-nous, dans la société comme en franc-maçonnerie ? N’y a-t-il pas une certaine nombre de malentendus qui entourent la notion de laïcité, y compris en franc-maçonnerie ?


La notion de laïcité 


Le terme laïcité vient du mot laïc, qui appartient au langage ecclésiastique. Venant du latin "laicus", qui remonte lui-même au grec "laïkos", de "laos", le peuple. Le terme laïc désigne donc toute personne qui n’appartient pas au clergé, dans l’Église catholique mais aussi dans les Églises protestantes, même si ces dernières n’ont pas de clergé au sens traditionnel du terme.


L’Église ayant détenu le quasi monopole du savoir pendant des siècles, le terme laïc en vint assez vite à signifier "ignorant", sens qu’il a conservé dans la langue anglaise, pour laquelle "lay"ou "layman" désigne quelqu’un qui ignore un domaine du savoir, par exemple scientifique ; en français, on dira plutôt un profane (pas dans le sens maçonnique, bien sûr).


Le terme laïcité n’apparaît en France qu’à la fin du Second Empire et prendra un sens assez différent de son origine ecclésiastique. Il désigne le principe de séparation de l’Église et de l’État et de non ingérence de l’un dans l’autre. Il s’agit ainsi d’abord d’une notion juridique, fixant les limites d’intervention tant de l’Église et de l’État. Mais d’un point de vue philosophique et politique, il s’agit plus largement de la volonté de faire sortir la société de l’emprise du discours et des normes religieuses. 


Selon la pensée laïque, le religieux et la sphère publique sont deux réalités distinctes qui peuvent coexister, mais sans interférences. Elle ne signifie pas la négation du religieux, mais sa réduction à la sphère privée.


Origines de la laïcité 


Si la laïcité telle que nous l’entendons aujourd’hui remonte au dernier tiers du XIXe siècle et peut ainsi paraître très moderne, ses origines sont en fait très anciennes. On peut même dire que volonté de distinguer la sphère religieuse de la sphère de la politique remonte aux Évangiles mêmes ; Jésus ne dit-il pas "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu" ? Le message chrétien originel ne préconisait-il pas déjà l’autonomie des deux sphères temporelles et spirituelle ?


Mais force est de constater qu’au cours des siècles, l’Église catholique n’a eu de cesse d’accroître son influence, pour ne pas dire sa domination, sur la sphère politique. Elle reconnaissait que les souverains détenaient le Pouvoir (Potestas), mais prétendait détenir l’Autorité (Auctoritas), qui lui est supérieure. Elle était grandement aidée dans ses prétentions par le fait que l’enseignement supérieur était pratiquement son monopole. Les hautes charges administratives de l’État étaient ainsi souvent occupées par des ecclésiastiques et des pans entiers de ce nous paraît aujourd’hui ressortir des compétences de l’État étaient entre ses mains, tels que l’école et l’hôpital.


La première brèche dans cet édifice catholique fut la Réforme protestante du XVIe siècle. Pour les Églises nées des Réformes luthérienne et calviniste, de même que pour l’Église Anglicane, le modèle va s’inverser. Les Églises étant organisées sur un plan national et ne dépendant plus d’une puissance extérieure (Rome), c’est immanquablement le pouvoir temporel qui aura tendance à prendre le dessus. C’est dans cette brèche que s’engouffrèrent les premiers philosophes politiques anglais du XVIIe siècle, comme John Locke (1632-1704). Introduisant la notion de Contrat Social, la philosophie politique va faire échapper le fondement de la société à tout déterminisme religieux. Par un consentement originel (et forcément mythique), la future société humaine s’est dotée de dirigeants, dont la tâche est de faire respecter l’ordre et la justice : nul n’est peut donc se revendiquer de droit divin, et l’Église doit prendre acte que la société ne dépend pas d’elle, même si elle peut conserver un rôle important comme pourvoyeuse de valeurs morales.



On sait le succès que la notion de Contrat Social eut chez les Philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. Ces nouvelles théories s’incarnèrent, de manières certes bien différentes, dans les deux plus importants événements politiques du siècle, l’Indépendance des États-Unis et la Révolution Française.


Mais la laïcité au sens actuel a vu le jour en Europe, et notamment en France, au XIXe siècle. Après la chute de l’Empire napoléonien se refermait apparemment la parenthèse révolutionnaire. Les vielles monarchies et l’Église catholique crurent qu’il leur serait aisé de reconquérir le terrain perdu. Une vague de conservatisme s’abattit sur l’Europe, et la question religieuse se radicalisa. L’Église catholique entra dans une guerre idéologique contre le libéralisme politique et religieux, la démocratie, les droits de l’homme, les progrès de la science… Mais c’était sans compter les grandes mutations qu’avait amorcées la Révolution industrielle, qui avait généré la classe ouvrière et donnerait bientôt naissance au socialisme. 


En France en particulier, le combat pour la République et la démocratie fit progressivement cause commune avec l’anticléricalisme et la libre-pensée, unissant dans un même effort ouvriers, socialistes, anarcho-syndicalistes et bourgeois républicains modérés. La composante anticléricale était encore discrète lors de la Révolution de 1830, beaucoup plus affirmée en 1848, et la lutte pour la laïcité devint un objectif clairement assumé par la Troisième République, qui adopta en 1905 la loi de séparation de l’Église et de l’État.


Différentes pratiques de la laïcité 


Contrairement à ce que pensent beaucoup de Français, la laïcité peut se décliner de bien des manières, qui seront peut-être surprenantes pour eux. La laïcité en soi n’existe pas, elle est toujours liée à un pays, une culture, une histoire.  


Dans les pays catholiques à composante surtout latine, la lutte pour la laïcité a le plus souvent pris une coloration très polémique et agressive, au point parfois de confondre les différents enjeux. La laïcité, qui n’est qu’un mode de fonctionnement politico-juridique fixant les relations entre l’Église et l’État, affirmant la neutralité de ce dernier en matière religieuse, se mua souvent en combat contre la religion elle-même, contre le fait même de croire. Comme si défendre la laïcité signifiait forcément être agnostique ou même athée.


Dans les pays de tradition majoritairement protestante, la laïcité a généralement pris un visage beaucoup plus serein. Le fondement de la laïcité n’y fut pas comprise comme une guerre contre l’Église, mais bien plus comme l’expression de la liberté de conscience : l’État constate qu’il existe plusieurs religions, il en reconnaît l’existence et la pratique (pour autant qu’elle ne porte pas atteinte à l’ordre public), mais n’accorde à aucune d’entre elles le droit de s’ingérer directement dans l’exercice du pouvoir. Dans les faits, cette laïcité peut prendre des formes assez variées. Voici quelques exemples.


Aux États-Unis, la constitution garantit la totale liberté de culte, mais l’État ne reconnaît aucune religion d’État et ne subventionne aucune Église ni aucune école ou hôpital de nature confessionnelle. Il s’agit bien d’une forme de laïcité. Mais cela n’empêche pas que les Présidents américains prêtent serment sur la Bible, que le devise "In God We Trust" soit inscrite sur la monnaie, et que les Églises reconnues bénéficient d’avantage fiscaux. Bien plus, le fait même de croire en Dieu (qu’elle que soit la confession ou la religion) est le ciment de la société américaine, et c’est l’athéisme qui est traditionnellement suspect dans ce pays. Dans le contexte américain, la laïcité n’est donc pas du tout considérée comme une hostilité à la religion, bien au contraire.



En Suisse, formée de canton protestants réformés ou catholiques, la Constitution Fédérale garantit la liberté de culte et interdit que quiconque soit forcé ou empêché de pratiquer une religion. Aucune religion n’est officiellement reconnue au niveau fédéral, ce qui n’empêche pas la Constitution Fédérale de commencer par les mots "Au nom de Dieu Tout-Puissant". Les relations entre l’Église et l’État sont de la compétence des Cantons : certains ont choisi la séparation. Mais dans le Canton de Vaud, par exemple, de tradition majoritairement réformée, les Églises Réformée et Catholique sont des "institutions de droit public" et les pasteurs et les prêtres salariés par l’État ; bien plus, les pasteurs réformés continuent à prêter serment entre les mains du Conseil d’État (gouvernement cantonal) lors de leur consécration. 


Enfin en Suède, pays de tradition protestante luthérienne, la séparation de l’Église et de l’État a été promulguée en 1999, mais la Constitution exige toujours que le roi soit de confession luthérienne.


Ces différents exemples montrent que la laïcité peut se décliner de bien des manières dans les pays marqués par le protestantisme. Ainsi certains signes de la présence des Églises historiques peuvent rester imprimés sur certains aspects de la vie publique, sans que le principe de la neutralité confessionnelle du gouvernement soit mis en cause. C’est que le principe de laïcité s’y est imposé naturellement, du fait de la perte d’influence des Églises historiques et de l’apparition de nouvelles communautés religieuses, et non comme un combat idéologique mené contre une Église en particulier. Dans ces pays, la mention de Dieu ou la présence d’une Bible n’aura pour la plupart des citoyens aucun caractère choquant.


Laïcité et franc-maçonnerie 


La franc-maçonnerie n’a pas inventé le concept de laïcité au sens moderne du terme, mais il est évident qu’elle est l’un des multiples facteurs qui ont favorisé son éclosion. La franc-maçonnerie a toujours été en effet l’un des vecteurs des nouvelles conceptions philosophiques apparues dès le XVIIe siècle et un laboratoire d’idée. Pour autant, le combat pour la laïcité n’appartient pas au noyau dur de la franc-maçonnerie si on la considère sur plan mondial. C’est le cas par contre pour un certain nombre d’Obédiences maçonniques situées dans des pays de tradition catholique et dont le Grand Orient de France est probablement l’exemple le plus connu. Cette Obédience fut même, sous la Troisième République, à l’origine de la loi de séparation de l’Église et de l’État.


Ce combat pour la laïcité (et surtout contre l’influence du catholicisme romain) a conduit la plupart des Obédiences maçonniques dites libérales, à ne plus exiger que leurs membres croient en Dieu, à ne plus exposer la Bible lors des rituels et ne plus travailler à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers. Le principe de la laïcité agressive entrait donc à l’intérieur des Loges, ce qui constituait une grande rupture avec la tradition antérieure. Était-ce bien nécessaire ?


La franc-maçonnerie moderne née de la Grande Loge de Londres de 1717 (ou plus probablement 1721) était-elle tellement inféodée à la religion qu’elle représentait une réelle menace pour la liberté de conscience de ses membres ? Ce serait aberrant de le prétendre. Bien au contraire, le projet de la Grande Loge de Londres représentait une forme de laïcité avant la lettre. Dans les Constitutions d’Anderson de 1723, on peut lire :


"Un maçon est obligé par sa tenure d’obéir à la loi morale et s’il comprend bien l’Art, il ne sera jamais un athée stupide, ni un libertin irréligieux. Mais, quoique dans les temps anciens les maçons fussent astreints dans chaque pays d’appartenir à la religion de ce pays ou de cette nation, quelle qu’elle fût, il est cependant considéré maintenant comme plus expédient de les soumettre seulement à cette religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, et qui consiste à être des hommes bons et loyaux ou hommes d’honneur et de probité, quelles que soient les dénominations ou croyances qui puissent les distinguer ; ainsi, la maçonnerie devient le centre d’union et le moyen de nouer une véritable amitié parmi des personnes qui eussent dû demeurer perpétuellement éloignées."



Est-on encore capable de mesurer aujourd’hui ce que ces propos avaient de novateurs et de choquant en leur temps ? Il ne s’agissait rien moins que de fonder une nouvelle sociabilité qui ne dépendrait en rien des appartenances confessionnelles, ce qui était alors inconcevable. L’idée d’un Dieu, conçu de manière théiste ou déiste, et le fait même de croire ne sont en rien attaqués, laissant ainsi à chacun la liberté de conscience.


Les Obédiences maçonniques peuvent ainsi être partagées en deux catégories qui, comme c’est le cas en ce qui concerne la manière dont la laïcité est conçue dans les États, sont globalement déterminées par la tradition religieuse majoritaire du pays où elles sont implantées, catholique ou protestante. 


Ainsi, dans les pays anglo-saxons, de tradition protestante, il n’est absolument pas choquant que les rituels maçonniques soient truffés de références bibliques, qu’il y a un Chapelain au lieu d’un Orateur, que la Bible soit exposée dans le temple et que nombreuses prières soient prononcées. Pour autant, la liberté de conscience de chacun est respectée et aucune Église ou institution religieuse n’est favorisée. C’est seulement dans les cas où la laïcité a été confondue avec l’anticléricalisme, l’agnosticisme et l’athéisme que les choses se sont compliquées…


Vers une laïcité équilibrée et sereine 


Pour certains francs-maçons, la laïcité est une valeur maçonnique, qu’ils veulent imposer dans les Loges d’abord, puis dans la société dans un deuxième temps. Mais la laïcité n’est pas une valeur philosophique abstraite : il ne s’agit que d’un mode de fonctionnement social, un principe politico-juridique que s’appuie sur des valeurs telles que la liberté de conscience. Elle n’a en elle-même aucun contenu positif et ne peut en avoir, puisqu’elle n’est qu’un simple principe de neutralité confessionnelle.


La laïcité commence à avoir un contenu propre quand on la confond avec la promotion de l’agnosticisme et de l’athéisme. Aurait-elle alors pour vocation d’imposer un athéisme d’État là où il y avait jadis une religion d’État ? Prodigieux progrès pour la liberté de conscience, en vérité !


Mieux que quiconque, les francs-maçons devraient être capables de distinguer les divers plans sur lesquels s’applique leur pensée. Les réactions épidermiques et les généralisations simplificatrices ne nous semblent pas faire partie des valeurs que l’on transmet à un nouvel Apprenti. Constater l’influence qu’à pu prendre telle ou telle Église sur un régime donné, œuvrer à éviter que nos sociétés ne retombent dans les mêmes travers, c’est bien du ressort du franc-maçon. Mais se tromper de cible et combattre le fait même de croire en Dieu nous paraît ressortir d’un dogmatisme indigne de la franc-maçonnerie.


La franc-maçonnerie nous semble au contraire être le lieu par excellence où les différents enjeux de l’existence humaine, y compris dans ses aspects religieux, sont abordés avec objectivité et bienveillance. Lieu de Sagesse plus que de combat, elle devrait nous inciter à porter un regard lucide mais serein sur la réalité du monde.

June 17, 2024 — Ion Rajalescu