Tubal Caïn, un personnage sulfureux en franc-maçonnerie
Les rituels maçonniques comptent de nombreux noms de personnages bibliques. Ce n’est pas étonnant quand on sait que la franc-maçonnerie est née dans un terreau résolument chrétien. Certains noms s’imposent naturellement: le Temple de Jérusalem devenant le symbole de l’édifice spirituel qu’entendent élever les francs-maçons, il n’est pas étonnant de voir apparaître Salomon, qui fit bâtir le Temple, le roi Hiram de Tyr, qui l’aida dans cette entreprise et Hiram Abif, le fondeur talentueux qui orna le Temple. Certains rituels mentionnent également Adoniram, chef des corvées sous les règnes de David et de Salomon, qui assura l’approvisionnement des matériaux nécessaires à la construction.
Mais il est des personnages plus étranges qui font leur apparition dans les rituels maçonniques. C’est le cas de Tubal Caïn, qui est le mot de passe du premier grade au Rite Français et plus généralement dans les Rites de tradition Moderne (c’est-à-dire avec colonne J au nord et B au sud) et du troisième grade dans les Rites de tradition Ancienne (avec colonne B au nord et J au sud), comme Emulation et le REAA. Les francs-maçons anglo-saxons ont d’ailleurs trouvé un petit rébus permettant de porter discrètement ce nom à la boutonnière: une canne avec deux balles placées de part et d’autre (Two Ball Cane).
Qui est donc Tubal Caïn et que signifie son nom? Tubal Caïn figure dans l’un des mythes des origines de la tradition hébraïque, au 4ème chapitre du Livre de la Genèse. Fils de Lamek, il serait le père de tous ceux qui travaillent les métaux, tandis que ses deux demi-frères seraient les ancêtres des bergers nomades (Yabal) et des musiciens (Yubal); Tubal Caïn avait également une sœur, Naama, dont la Bible ne fait que citer le nom, mais dont la tradition médiévale fera la première tisserande. Les enfants de Lamek seraient donc à l’origine des Arts et Métiers.
Le nom de Tubal Caïn n’est pas facile à interpréter. C’est souvent le cas des noms de personnages bibliques, dont l’étymologie est souvent "forcée" par l’auteur pour illustrer son propos. Tubal (TUBaL) peut être compris de différentes manières: certains le rattachent à TêBêL, le monde; d’autres y voient une forme conjuguée de YaBaL, apporter; d’autres encore y reconnaissent TuBaL, nom d’un peuple établi dans une contrée riche en minerais non identifiée (peut-être en Asie Mineure ou dans le Caucase). Quant à Caïn (QaYiN), le sens premier est la lance (arme dotée d’une pointe de métal), mais on pourrait le rattacher à d’autres racines, telles que QaNaH, acquérir, posséder, QaNa’, envier, être jaloux, ou QYN, chanter une complainte. Et certains traduisent Caïn par forgeron, mais cette traduction n’a pas de justification étymologique. Difficile de trancher! Dans certains rituels maçonniques, on trouve Tubal Caïn interprété comme "possession du monde", qui est en effet une traduction possible.
Mais en quoi ce personnage est-il sulfureux? Il ne s’agit que de l’ancêtre mythique des forgerons, pas de quoi fouetter un chat. Il faut se rappeler ici que dans les anciennes civilisations, les forgerons, qui utilisent le feu pour modifier la matière, étaient inquiétants et vivaient souvent à l’écart de la société. Et les dieux forgerons, tels Vulcain et Héphaïstos, étaient entourés d’une aura infernale. Même en Égypte, dans la mythologie de Memphis, le dieu forgeron Seker était le pendant obscur de l’artisan divin Ptah et régnait sur le monde des morts. De par sa profession, Tubal Caïn est un être à part, qui dompte des forces telluriques hors de portée du commun des mortels. Il a probablement quelque chose de prométhéen et les francs-maçons peuvent donc le considérer avec un respect teinté de fascination.
Cependant, Tubal Caïn travaille les Métaux. Or quelle est l’une des premières choses que doit abandonner le futur Apprenti en franc-maçonnerie? Les Métaux, précisément. N’y a-t-il pas là une contradiction? C’est en tout cas ce qu’a estimé Jean-Baptiste Willermoz, créateur du Régime Écossais Rectifié, qui, sur les conseils de Mme de Vallière (une religieuse illuminée qui écrivait des textes mystiques fort obscurs sous écriture automatique), changea en 1785 le mot de passe Tubal Caïn en Phaleg. Choix curieux si l’on se souvient que Phaleg (qui signifie division) est par ailleurs considéré par la franc-maçonnerie comme l’architecte de la Tour de Babel (Genèse, chapitre 11), symbole de l’orgueil humain! Abandonner les Métaux pour retrouver l’orgueil et la division, quel est le gain?
Mais il est un fait plus troublant à verser au dossier. Tubal Caïn est un descendant de Caïn, dont la lignée est maudite dans la Bible. Le récit mythique rapporte qu’Adam et Ève eurent deux fils, Caïn et Abel. Caïn tua Abel par jalousie (ce qui nous ramène à la racine QaNa’, jalouser) et sa lignée fut maudite par Dieu. Adam et Ève eurent alors un troisième fils, Seth, dont la lignée, elle, est bénie.
Alors, si Tubal Caïn est un homme inquiétant qui maîtrise les Métaux par le feu, si les francs-maçons sont au contraire appelés à abandonner les Métaux, et si en plus ce personnage appartient à une lignée maudite aux yeux de la tradition judéo-chrétienne, pourquoi diable la franc-maçonnerie l’honore-t-elle et utilise-t-elle son nom comme mot de passe?
Au premier abord, on pourrait supposer une influence des Old Charges, les Anciens Devoirs des Maçons, qui sont des documents rédigés entre la fin du XIVe siècle et le XVIIIe siècle et fixant les règlements des Maçons opératifs anglais, puis des premiers Freemasons spéculatifs. Ces recueils comprennent tous une histoire légendaire de la Maçonnerie, qui mentionne souvent la légende des Deux Colonnes, mettant en scène Tubal Caïn, Yabal, Yubal et Naama. Ce récit rapporte que, pressentant que Dieu détruirait le monde par le feu ou par l’eau, les quatre enfants de Lamek décidèrent de graver les secrets de leurs Arts sur deux colonnes, l’une de marbre pour résister au feu et l’autre de brique pour résister à l’eau. Après le Déluge, les colonnes furent retrouvées, et le savoir qu’elles contenaient put continuer à se transmettre. Certaines versions précisent que l’une des colonnes fut trouvée par Pythagore et l’autre par Hermès. Cette légende est la seule trace d’ésotérisme qu’on puisse trouver dans les Old Charges. On pourrait dès lors imaginer que la mention de Tubal Caïn en serait une réminiscence. Mais c’est peu vraisemblable. Dans la légende, Tubal Caïn n’est qu’un des quatre protagonistes et ne joue aucun rôle particulier, et le thème central est la sauvegarde du savoir gravé sur les deux colonnes. Aucune allusion à ces colonnes ni à cette préservation du savoir dans l’évocation de Tubal Caïn telle qu’elle apparaît dans les rituels maçonniques.
Alors pourquoi certains francs-maçons ont-ils choisi ce nom comme mot de passe, sans doute au début des années 1740 (le Masonry Dissected de 1730 et le Manuscrit de Berne des années 1740-44 ne le connaissent pas encore, mais L’Ordre des Francs-maçons trahi de 1745 le mentionne, en précisant que cet usage n’est pas généralisé dans toutes les loges)? On sait qu’au XVIIIe siècle de nombreux francs-maçons étaient persuadés que les cérémonies et mystères de la franc-maçonnerie ne cachaient rien d’autres que les secrets du Grand Œuvre alchimique, pris non point dans leur acception spirituelle, mais bien dans leur sens le plus concret: la transmutation du plomb en or. L’affirmation que Tubal Caïn fut le premier homme à travailler les Métaux ne pouvait qu’attirer l’attention de ces francs-maçons passionnés d’alchimie et il n’est pas étonnant qu’ils aient choisi son nom comme une sorte de programme pour le premier ou le troisième grade, qui tous deux mettent en scène une forme de mort symbolique conduisant à une renaissance sur un autre plan.
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