Peut-être avez-vous croisé en Loge des Frères qui portaient d’étranges tabliers, bordés de tartan et non de couleur unie. Il s’agit de francs-maçons pratiquant ce que l’on appelle assez improprement le Rite Standard d’Écosse (Royal Standard of Scotland en anglais). Pourquoi les tabliers du Rite Standard d’Écosse présentent-ils cette particularité qui paraît assez inhabituelle par rapport aux usages maçonniques continentaux ? Et qu’est-ce que ce Rite Standard d’Écosse, qui impose d’aussi curieux tabliers ? Nous allons tenter d’y voir plus clair, pour répondre aux nombreuses questions que se posent beaucoup de francs-maçons européens à propos du Rite Standard d’Écosse et de ses tabliers pour le moins surprenants.


Les particularités de la franc-maçonnerie d’Écosse


Pour comprendre l’origine du Rite Standard d’Écosse, il convient tout d’abord de comprendre le fonctionnement très particulier de la franc-maçonnerie d’Écosse (nous n’utiliserons pas l’adjectif "écossais", car ce dernier est source de malentendus à cause des Rites dits Écossais qui se sont développés sur le continent européen mais n’ont rien à voir avec l’Écosse).


La franc-maçonnerie d’Écosse présente un visage très différent de ses homologues anglaise, irlandaise, américaine ou européenne. Même si la Grande Loge d’Écosse n’est que la troisième en date des Grandes Loges britanniques (1736, contre 1717 – ou plutôt 1721 – pour la Grande Loge de Londres, et 1725 pour la Grande Loge d’Irlande), elle est manifestement la plus ancienne en termes de tradition. L’Écosse est le seul pays où les Loges de maçons ont existé de manière ininterrompue depuis la fin du moyen âge jusqu’au XVIIe siècle. Il n’y avait pas de Grande Loge au sein moderne du terme, mais un lien réel, quoiqu’assez lâche, unissait les Loges d’Écosse au sein de ce que l’on peut appeler l’Ordre des Maçons d’Écosse. Cet Ordre était placé sous la protection de la famille Sinclair, comme l’attestent les deux Chartes de 1601 et 1628, qui n’instaurent pas cet usage, mais le renouvellent au début du XVIe siècle.


Dans ce système très décentralisé, le lien primordial était celui entre Loges-Mères et Loges-Filles. Certaines Loges, dites "immémoriales", étaient les détentrices de la tradition des maçons, parmi lesquelles les plus importantes sont la Loge de Kilwinning et la Loge de Mary’s Chapel à Édimbourg. Chaque Loge-Mère avait fondé des Loges-Filles, qui à leur tour pouvaient créer des Loges-Filles. La structure de la maçonnerie en Écosse correspondait donc à un arbre généalogique dans lequel chaque Loge savait à quelle branche elle appartenait, tout en étant en contact avec les autres branches et en les reconnaissant.


La Loge de Kilwinning


La création de la Grande Loge d’Écosse en 1736 ne changea pas fondamentalement la situation. Le lien entre Loges-Mères et Loges-Filles ne fut guère affecté. On avait juste ajouté un échelon central permanent, mais somme toute doté de très peu de pouvoir, sinon celui de garantir la pérennité du système immémorial.


Or selon l’ancien système, les rituels n’étaient pas unifiés ni imposés par un organe central. Chaque Loge-Mère transmettait son propre rituel à ses Filles, lesquelles pouvaient le modifier légèrement et le transmettre à leur tour à leurs propres Filles. Les rituels maçonniques d’Écosse épousent donc les contours de la généalogie des Loges, formant ainsi des familles distinctes, au sein desquelles on trouve d’innombrables variantes. La Grande Loge d’Écosse comptant actuellement environ 640 Loges, on peut dire qu’il y a en Écosse 640 rituels différents, qui peuvent être regroupés en quelques grandes familles.


Cette situation peut paraître étrange aux francs-maçons habitués à des Obédiences maçonniques très centralisées, imposant le plus souvent aux Loges les rituels qu’elles doivent utiliser. Cela s’explique par la grande ancienneté des Loges d’Écosse, qui n’entendaient pas renoncer à leurs coutumes et privilèges quand bien même elles constituèrent la Grande Loge d’Écosse en 1736. 


Cela tient aussi à des caractéristiques sociologiques : la franc-maçonnerie d’Écosse est profondément imbriquée dans le tissus social du pays. Si partout ailleurs, la franc-maçonnerie est plutôt bourgeoise et élitiste, représentant une sorte de club assez sélect, en Écosse, elle est beaucoup plus répandue et populaire, et elle profondément liée à l’histoire des clans. C’est une partie de l’âme écossaise qui s’exprime en elle, au point que 6% de la population appartient à la franc-maçonnerie, quand ce pourcentage est généralement en-dessous de 1% dans les autres pays. Difficile voire impossible de modifier complètement des usages profondément enracinés dans une société.


Un Rite qui n’existe pas vraiment ?


Si la franc-maçonnerie d’Écosse compte plus de 600 rituels maçonniques, à quoi peut donc correspondre ce que l’on appelle le Rite Standard d’Écosse ? Existe-t-il vraiment ou n’est-il qu’une vue de l’esprit ? La réponse sera sans doute un peu difficile à admettre pour des francs-maçons rationalistes et cartésiens : oui, le Rite Standard d’Écosse existe bel et bien sur le papier, depuis 1901, mais il n’est pratiqué par absolument aucune Loge en Écosse.


Qu’est-ce donc que ce Rite Standard d’Écosse, qui en est l’auteur et à quoi sert-il ? La Grande Loge d’Écosse, nous l’avons vu, n’a aucun pouvoir pour imposer des rituels aux Loges qu’elle fédère, car ces rituels sont transmis par les Loges-Mères, aux travers de leurs Loges-Filles. Tout au plus a-t-elle décidé au tournant du XXe siècle de rédiger un "standard", c’est-à-dire le plus petit dénominateur commun des usages rituels d’Écosse. Il s’agit donc d’une sorte de norme a minima, qui n’a pas pour but d’être substitué aux usages ancestraux des Loges. 


À quoi peut bien servir un tel rituel ? A priori pas à grand-chose, sinon à fixer des règles rituelles minimales (que les rituels traditionnels respectaient déjà de toute manière) et pour pouvoir montrer aux autres Obédiences la nature et le style de la franc-maçonnerie d’Écosse.


Par conséquent, c’est hors de sa terre d’origine que le Rite Standard d’Écosse à trouvé une application rituelle concrète. Il y a ainsi, au sein d’Obédiences maçonniques européennes, notamment en France, des Loges qui travaillent selon ce rituel et participent ainsi à la tradition maçonnique d’Écosse, sans pour autant avoir besoin de remonter historiquement à l’une des Loges-Mères immémoriales.


Les tabliers du Rite Standard d’Écosse


De même qu’il y a pour ainsi dire autant de rituels que de Loges en Écosse, les tabliers sont également très variés. Si leur forme est uniforme, se caractérisant par la forme arrondie de la bavette, la couleur de la bordure du tablier de Maître et des rosettes du tablier de Compagnon est choisie par la Loge et ne répond à aucune consigne imposée. Si les décors de Grande Loge sont verts en Écosse, les Loges connaissent des tabliers bordés de différentes couleurs (vert, bleu, magenta, orange, jaune…) ou de tartans particuliers, généralement le tartan de la région ou du clan des fondateurs de la Loge. Certaines Loges ont même changé la couleur de leurs décors au cours de leur histoire.

 

Décors des Grands Officiers de la Grande Loge d’Écosse


Les Loges qui, hors d’Écosse, ont choisi de travailler selon ce rituel ont adopté un autre usage. À un rituel unique, il fallait des décors unifiés, en tout cas dans la logique de la franc-maçonnerie continentale européenne. Au lieu d’une couleur, comme pour les autres Rites, c’est un tartan qui fut adopté. Quoi de plus écossais, en effet. Mais quel tartan choisir ? C’est en effet une question plus compliquée qu’il n’y paraît.


Remontant à de très anciennes traditions des peuples celtiques, les tartans sont bien attestés dans les Highlands d’Écosse depuis le XVIe siècle. Ils en sont venus à différer selon les régions et districts. Et ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle et surtout au XIXe que les chefs de clan adoptèrent comme tartan personnel le tartan de leur région. Aujourd’hui, les tartans sont normalement inscrits au Registre Écossais des Tartans, et l’usage de certains d’entre eux est règlementé. C’est le cas par exemple du tartan "Balmoral", qui ne peut être porté que par la famille royale d’Angleterre. 


Choisir un tartan ne peut donc se faire au hasard, car il représente un clan, une famille, une région ou une institution. Quel tartan pouvaient donc choisir des francs-maçons d’origine non écossaise pour exprimer leur attachement à la franc-maçonnerie d’Écosse, sans froisser la susceptibilité de quiconque ? Le choix le plus évident sembla être le "Royal Stewart", qui était celui des Stuart, dont le nom est si souvent évoqué  dans l’histoire de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle. Ce tartan est normalement celui de la famille royale, mais George V tenta en vain d’en empêcher l’utilisation publique ; même s’il était encore le tartan personnel de la reine Élisabeth II, il est devenu aujourd’hui le tartan le plus représentatif, le plus connu et surtout le plus utilisé dans le monde.


Le tartan "Royal Stewart" fut donc choisi pour les décors maçonniques du Rite Standard d’Écosse, et il est certain que cela fait très écossais. Peut-être trop, même, car le "Royal Stewart" est un peu un cliché caricatural de l’Écosse. Peut-être eût-il été préférable de respecter les anciens usages de la franc-maçonnerie d’Écosse et de laisser aux Loges le choix de la couleur de leurs décors.

24 juin, 2024 — Ion Rajalescu