Le Delta est un symbole omniprésent dans l’iconographie maçonnique et on le retrouve sur de nombreux objets rituels (tabliers, sautoirs, bijoux, tapis de loge…), mais aussi sur des accessoires plus privés et décoratifs, tels que des pendentifs, des bagues, des portes-clés, des autocollants… Dans les Rites maçonniques continentaux, le Delta - dénommé alors Delta Lumineux - trône à l’Orient du Temple, entouré du Soleil et de la Lune. Il est généralement orné en son centre d’un Œil et peut parfois être illuminé de l’intérieur. Mais d’où provient donc ce Delta, quelle est sa signification ? 


Les origines du Delta maçonnique 

À qui la franc-maçonnerie a-t-elle emprunté le symbole du Delta, orné d’un Œil, ou parfois du Tétragramme divin en hébreu (יהוה, c’est-à-dire YHWH) ? De toute évidence, c’est à la tradition chrétienne. Il est certain que le Delta, sous la forme d’un triangle équilatéral, est un symbole parlant du Dieu trinitaire. N’oublions pas que, si la franc-maçonnerie s’est surtout développée au XVIIIe siècle, elle est apparue au XVIIe siècle, à l’époque que l’on appelle Baroque. Or à l’époque baroque, l’Église Catholique aussi bien que les Églises issues de la Réforme utilisèrent fréquemment le Delta orné du Tétragramme hébreu, ou parfois de l’Œil, pour orner leurs Églises et leurs autels.


Mais l’idée du ternaire divin, parfois symbolisée par un triangle, est bien plus ancienne que le christianisme. L’Égypte honorait ses dieux sous la forme de Triades, dont la plus connue est formée par Osiris, Isis et Horus, mais dont la plus parlante pour les francs-maçons est sans doute la Triade de Memphis: Ptah ("Celui qui crée" = Sagesse), son épouse Sekhmet ("Puissante" = Force) et leur fils Nefertoum ("Beauté du Principe Créateur" = Beauté). Le panthéon indien est dominé par Brahma, le créateur, Vishnu le conservateur et Çiva le Destructeur. En Perse, Ahura Mazda, le principe transcendant, engendre deux principes opposés, Spenta Mainyu (Esprit Saint) et Angra Mainyu (ou Ahriman, le Mauvais Esprit). Et l’on pourrait multiplier à l’envi les exemples de Triades dans les anciennes civilisations. 


Le divin pensé en termes de ternaire et symbolisé par le triangle apparaît aussi chez les philosophes Grecs: aux dire de Plutarque, le philosophe Xénocrate symbolisait dieu par un triangle équilatéral, qui est parfait puisque pourvu d’angles et de côtés égaux; les Génies (c’est-à-dire les hommes d’exception, les Héros…) étaient comparés à des triangles isocèles, à la perfection incomplète; quant aux simples mortels, ils n’étaient que des triangles scalènes.


Le Delta en franc-maçonnerie 

Nourris de culture chrétienne, les premiers francs-maçons allaient emprunter le Delta à l’imagerie baroque, mais il ne s’agissait pas d’un simple plagiat esthétique. En tant que figure géométrique, le triangle leur offrait un symbole rationnel et abstrait de la divinité et s’appliquait à merveille au Grand Architecte de l’Univers, notion parfois théiste mais le plus souvent déiste par laquelle ils désignaient le Principe Créateur, d’un point de vue plus philosophique que religieux. 


La franc-maçonnerie base une grande partie de sa symbolique sur les nombres et la géométrie. Le Triangle y occupe donc une place de choix, lui qui est la première figure géométrique. Le Trois est le donc le premier nombre que le franc-maçon rencontre, dès le grade d’Apprenti.


Le Delta maçonnique est peut-être la matérialisation la plus évidente du principe ternaire en franc-maçonnerie, du moins dans les Rites continentaux, où il est placé à l’Orient de la Loge, au-dessus du Vénérable et figure aussi souvent sur le sautoir de ce dernier. Le Delta Lumineux qui éclaire la Loge est le plus souvent orné d’un Œil, mais parfois (surtout dans les Hauts Grades) il peut porter le Tétragramme hébreu. Et il convient de noter qu’au Rite Écossais Rectifié, le Delta Lumineux ne porte aucun symbole, mais est entouré de rayons de lumière, avec l’inscription "Et tenebræ eam non comprehenderunt", allusion au 5e verset du 1er chapitre de l’Évangile de Jean ("et lux in tenebris lucet, et tenebræ eam non comprehenderunt", et la Lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise").


Quel triangle utiliser ?

Quelles doivent être les proportions de ce Delta ? Dans les Loges et sur les décors maçonniques, on peut voir de tout. Mais deux triangles semblent s’imposer: le triangle équilatéral et le triangle construit avec le Nombre d’Or, c’est-à-dire un triangle isocèle avec un angle supérieur de 108° et les deux angles opposés de 36°. Il ne s’agit point ici de considérations esthétiques, mais bien d’interprétation symbolique. 


Le triangle équilatéral (obligatoire au Rite Écossais Rectifié) met l’accent sur la perfection de l’Être Suprême en soi et le triangle isocèle, construit avec le Nombre d’Or, reflète plus l’ordre géométrique qui régit l’univers, la Loi Universelle et Naturelle. On donc pourrait imaginer que le triangle équilatéral convienne mieux aux Loges de sensibilité théiste ou chrétienne et l’autre aux Loges plus déistes ou rationalistes. Mais ce serait sans doute caricatural, car le symbole du triangle transcende cette distinction. Par contre on pourrait envisager d’utiliser le triangle équilatéral en Loge d’Apprenti, et de réserver le triangle construit avec le Nombre d’Or aux Compagnons, qui ont découvert le Nombre d’Or avec l’Étoile Flamboyante.


Omniprésence du Delta en franc-maçonnerie

Si le Delta maçonnique peut sembler au premier abord n’être qu’un symbole du Grand Architecte de l’Univers, il n’en est rien, car la structure ternaire est omniprésente en franc-maçonnerie. Le Delta maçonnique peut ainsi symboliser beaucoup d’autres ternaires, plus philosophiques ou moraux, tels  que Passé-Présent-Avenir, Sagesse-Force-Beauté, Pensée-Action-Réalisation, et peut rappeler l’adage "Bien penser, bien dire, bien agir".


Mais surtout le symbolisme du triangle en franc-maçonnerie dépasse l’objet "Delta Lumineux", car tout l’édifice maçonnique est basé sur le nombre Trois et sur les triangles: les trois grades symboliques, les trois premiers Officiers, les Trois Grandes Lumières, les Trois Piliers… La disposition du Collège des Officiers en Loge crée également de nombreux triangles, dont le  Vénérable est toujours le sommet: le Vénérable et les deux Surveillants; le Vénérable, le Secrétaire et l’Orateur; le Vénérable, le Trésorier et l’Hospitalier; le Vénérable, l’Expert et le Maître des Cérémonies… Et même la prise de parole en Loge est soumise à une triangulation, puisque l’on demande la parole à son Surveillant, qui la demande à son tour au Vénérable avant de l’accorder.

01 novembre, 2023 — Ion Rajalescu