Antoine Court de Gébelin, pasteur, franc-maçon et mythologue
Figure emblématique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, Antoine Court de Gébelin est surtout connu pour avoir redécouvert le Tarot et avoir été le premier à la considérer comme une émanation de l’antique sagesse égyptienne. Mais l’on oublie parfois qu’il fut franc-maçon et que, pasteur protestant, il s’engagea pour la cause des protestants alors persécutés en France et soutint le combat pour l’indépendance américaine. Antoine Court de Gébelin fut ainsi à la fois un homme engagé dans la lutte pour la liberté et un mythologue en quête des sources de la Tradition spirituelle primordiale. Foi, engagement concret et mysticisme furent les leitmotivs du franc-maçon étonnant que fut Antoine Court de Gébelin.
Un huguenot en exil
Antoine Court de Gébelin naquit le 5 septembre 1728 près de Nîmes, en un temps particulièrement difficile pour les protestants français. Henri IV avait mis fin aux guerres de religion en France et accordé des droits aux protestants dans certaines régions du royaume par l’Édit de Nantes en 1598. Ces droits avaient déjà connu des restrictions sous le règne de Louis XIII, mais c’est Louis XIV qui le révoqua finalement en 1685, prohibant l’exercice du culte protestant et condamnant aux galères ou même à la peine de mort les pasteurs et prédicants qui oseraient braver l’interdit.
Le père de Court de Gébelin, Antoine Court (1694-1760), était pasteur à Nîmes et en 1729, soit l’année suivant la naissance de son fils, il choisit l’exil à Lausanne, ville suisse passée à la Réforme en 1536. Nombreux étaient les huguenots (c’est ainsi qu’on appelait les protestants français) et particulièrement les pasteurs qui avaient trouvé refuge à Lausanne, à Genève, aux Pays-Bas, en Angleterre ou dans certains états allemands. Dès son arrivée à Lausanne Antoine Court entreprit de venir en aide à ses coreligionnaires et de soutenir les futurs pasteurs français. Il fut le principal fondateur du Séminaire Français de Lausanne, où furent formées, jusqu’en 1812, des générations de pasteurs français, dont beaucoup moururent pour leur foi. Cette institution était installée dans un maison située non loin de l’Académie de Lausanne, l’université officielle de Lausanne, fondée en 1537.

Plaque commémorative du Séminaire Français de Lausanne
Court de Gébelin grandit à Lausanne et étudia la théologie à l’Académie de Lausanne. Consacré pasteur, il se mit à enseigner au Séminaire Français que son père avait fondé. Même s’il n’avait jamais vécu en France, il ne cessait de se préoccuper du sort de ses coreligionnaires qui y souffraient. Et le sort tragique d’un de ses anciens élèves du Séminaire le força à prendre la plume.
Un pourfendeur d’injustice
François Rochette (1736-1762) avait étudié trois ans au Séminaire Français de Lausanne avant de devenir pasteur dans le Sud de la France. Arrêté en 1761 dans la ville de Caussade (actuel département du Tarn-et-Garonne), il fut condamné à mort pour hérésie par le Parlement de Toulouse et exécuté le 19 février 1762, en même temps que trois gentilshommes protestants qui avaient tenté de le libérer, les frères Henri, Jean et Joachim de Grenier.
Court de Gébelin fut bouleversé par cette nouvelle, que deux autres cas venaient aggraver. Tout d’abord l’affaire Calas, en 1761-1762 également, du nom de Jean Calas, un commerçant protestant toulousain accusé du meurtre de son fils, qu’il aurait prétendument tué pour l’empêcher de se convertir au catholicisme. Le procès fut tenu également au Parlement de Toulouse, avec une procédure bâclée et peu régulière, et Calas fut exécuté le 10 mars 1762., Réfugié à Genève, Pierre Calas, l’un des fils de Jean Calas, y rencontra Voltaire (1694-1778), qui s’empara du cas, dont il fit l’exemple du despotisme et de l’intolérance, et publia d’abord des pièces du dossier en 1762, puis son fameux "Traité sur la tolérance, à l’occasion de la mort Jean Calas" en 1763. La cour s’en émut, et le dossier fut réexaminé par le Conseil du Roi, qui cassa le jugement de Toulouse pour vice de forme le 4 juin 1764 et renvoya le cas devant le tribunal des requêtes, qui réhabilita Jean Calas à titre posthume le 9 mars 1765.
Pierre Calas et sa famille implorant l’aide de Voltaire
Ensuite, l’affaire Sirven, assez proche de l’affaire Calas. Pierre-Paul Sirven et son épouse furent en janvier 1762 accusés à tort du meurtre de leur fille Élisabeth, toujours au motif d’avoir voulu l’empêcher de se convertir au catholicisme. Ils parvinrent à s’échapper et à se réfugier à Lausanne, mais le 24 mars 1762, ils furent condamnés à mort par contumace, à nouveau par le parlement de Toulouse. Depuis Lausanne, Sirven contacta Voltaire, pour lui demander son aide. Celui-ci accepta et avec l’aide de l’avocat Parisien Élie de Beaumont (1732-1786), qui s’était aussi occupé de l’affaire Calas, il obtint la réhabilitation des Sirven le 25 novembre 1771.
L’affaire Calas et, dans une moindre mesure, l’affaire Sirven eurent un retentissement énorme du fait de l’engagement de Voltaire. Mais avant Voltaire, Court de Gébelin avait dès 1762 écrit "Les Toulousaines", qu’il publia en 1763 : il s’agissait d’un recueil de trente lettres fictives, dans lesquelles il prenait la défense de François Rochette, mais aussi de Jean Calas et des époux Sirven. L’ouvrage fut relativement mal accueilli, les autorités bernoises et genevoises craignant sans doute un incident diplomatique avec la France. Et il faut aussi rappeler que Voltaire tenta de s’opposer à la publication des Toulousaines, car il entendait garder le monopole éditorial sur le sujet. Les grands hommes peuvent aussi être mesquins.
Court de Gébelin quitta alors Lausanne en 1763 et s’installa à Paris, où il installa un bureau pour recenser les cas d’injustices et d’abus de procédure envers les protestants français. Il œuvra également à l’union des différentes Églises réformées de France et travailla à un Édit de Tolérance, qui ne fut promulgué qu’en 1787. Mais Court de Gébelin ne se contenta pas de militer pour les droits des protestants français : il s’inscrivit dans une mouvance plus large pour les droits civiques en général et défendit aux côtés de Benjamin Franklin (1706-1790) l’indépendance des colonies américaines.
Le mythologue et le franc-maçon
À côté de son engagement pour la justice et l’égalité, Court de Gébelin s’était très tôt intéressé aux différentes mythologies, ainsi qu’aux sources du langage et de l’écriture, à l’étymologie et à l’histoire des calendriers. Précurseur de l’anthropologie culturelle et sociale, il projetait d’écrire une somme monumentale, qu’il commença à publier en 1773 sous le titre "Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles conduisit ce génie", dont il n’eut le temps de publier que les neuf premiers volumes avant sa mort.
C’est dans le huitième volume, paru en 1781, que Court de Gébelin se pencha sur le Tarot. La cartomancie en général avait connu un renouveau en France depuis les années 1770 grâce à Jean-Baptiste Alliette, surnommé Etteila (1738-1794), mais c’est Court de Gébelin qui mit particulièrement en évidence le Tarot proprement dit. Il fut le premier à décrire le Tarot comme une sorte Bible en image, un livre secret qui nous transmettrait la sagesse des anciens Égyptiens. Il n’hésitait d’ailleurs pas à le qualifier de Livre de Toth, du nom du Dieu égyptien de la sagesse et du verbe, assimilé à l’Hermès des Grecs. Même si ces affirmations étaient historiquement erronées, Court de Gébelin marqua définitivement l’étude du Tarot et eut de nombreux continuateurs, parmi lesquelles on compte un certain nombre de francs-maçons.
Court de Gébelin contemplant les cartes du Tarot
Ses recherches sur les mythes et les sciences sacrées, ses contacts avec des philosophes et des écrivains, et ses liens avec Benjamin Franklin amenèrent presque inévitablement Court de Gébelin à entrer en franc-maçonnerie. On ne sait pas précisément quand il fut initié, mais il pourrait avoir été reçu dans le Rite Écossais Philosophique dès 1777. En 1778, il entra dans une loge du Grand Orient de France, Les Amis Réunis, qui abritait un système de hauts grades mystique et spiritualiste, les Philalèthes, fondé sous l’impulsion de son Vénérable, Charles-Pierre-Paul Savalette de Langes (1745-1797). Ce système se réclamait de Louis-Claude de Saint Martin, de Cagliostro et de Mesmer et peut être considéré comme le principal rival du Rite Écossais Rectifié de Willermoz dans les années 1780. Savalette n’en était pas moins une figure importante du Grand Orient de France et participa dès 1782 au travail de codification du Rite Français qui donnerait le rituel généralement connu sous le nom de Régulateur du Maçon 1801 aujourd’hui, ainsi que les hauts grades que l’on désigne comme Ordres de Sagesse du Rite Français. Court de Gébelin fut membre des Philalèthes, mais fut peu assidu à partir de 1783, car il était malade et se faisait soigner sans grand succès par les méthodes de magnétisme animal de Mesmer.
Depuis 1778 ou 1779, Court de Gébelin fut également très actif dans la fameuse loge Les Neuf Sœurs. Il présida même la Société Apollonienne, une société savante créée en 1780 en marge des Neuf Sœurs. Cette société fut remplacée en 1781 par le Musée de Paris, une nouvelle institution académique fondée par Court de Gébelin lui-même. Plus érudit que gestionnaire, trompé par des personnes malhonnêtes, il se ruina dans cette entreprise et c’est complètement démuni qu’il mourut le 12 mai 1784.
L’homme de toutes les synthèses
Passablement méconnu aujourd’hui, Court de Gébelin fut un franc-maçon exemplaire à plus d’un égard et sut unir en lui différentes exigences qui pourraient sembler difficiles à concilier. Homme de foi et théologien, il fut ministre du culte dans l’Église réformée et ne renia jamais son attachement à la foi protestante. Mais cela ne l’empêcha pas de s’ouvrir à une quête ésotérique plus vaste, et il contribua au développement de la franc-maçonnerie mystique et spiritualiste.
Antoine Court de Gébelin
De même, il ne fut pas un théoricien éloigné de la pratique ni un contemplatif coupé des réalités parfois douloureuses de ce monde. Il ne cessa sa vie durant d’œuvrer à l’avènement d’un monde plus juste, plus fraternel et plus tolérant. Là encore, il ne limita pas son engagement au petit monde qui était le sien, savoir la communauté protestante française qui souffrait alors de tant d’injustices et de persécutions. Il sut comprendre que cette souffrance des protestants n’était qu’un cas particulier des maux qui frappent l’humanité toute entière et que les tous les humains, quelles que soient leurs croyances, méritaient que l’on se batte pour leur droit à la justice, à l’égalité et à la dignité. La vie de Court de Gébelin, si riche en engagement concret et en recherche spirituelle profonde, a toujours de quoi inspirer les francs-maçons d’aujourd’hui.
JE VEUX RECEVOIR LES ACTUALITÉS ET EXCLUSIVITÉS !
Restez au courant des nouveaux articles de blog, des nouveautés et promotions Nos Colonnes.