Hiram et Halloween
Nous sommes à quelques jours d’Halloween, et nos commerces et nos rues sont déjà envahis de citrouilles, de crânes, de squelettes et de toutes sortes de représentations effrayantes et morbides, aujourd’hui souvent inspirées du cinéma, des séries et des jeux vidéos. En quoi les francs-maçons se sentiraient-ils concernés par ces manifestations parfois grotesques et de mauvais goût ? Peut-être à cause des symboles de mort, en particulier des crânes, qu’ils sont accoutumés à voir dans nombre de leurs rituels et sur beaucoup de leurs objets symboliques, et qui leur feront immanquablement penser à la figure d’Hiram. Y a-t-il un lien entre Halloween et Hiram ? La franc-maçonnerie ne serait-elle qu’un perpétuel Halloween centré sur la figure d’Hiram ? C’est ce que nous allons tenter de découvrir ici.
Les origines d’Halloween
On le sait, Halloween est une fête syncrétique née de la rencontre du christianisme avec les anciennes traditions européennes, en particulier celtiques. À l’origine se trouvait la fête celtique connue en gaélique sous le nom de Samain et en gaulois sous celui de Samonios. Célébrée au début du mois de novembre, cette fête marquait la fin de l’année et endossait entre autres la fonction d’une fête des récoltes. Cet aspect de Samain rejoint ainsi les fêtes des récoltes du monde germanique, qui ont fini par se fixer autour de la St Martin (10 novembre).
Mais Samain avait également une dimension mythologique : il représentait une sorte d’inter-temps, une suspension du temps entre l’année qui s’achevait et celle qui commençait, et cette sorte de fissure temporelle provoquait une porosité entre le monde des vivants et l’Autre Monde, appelé Sidh en irlandais. Le Sidh n’est pas vraiment comparable à un simple royaume des morts, il s’agit bien plus d’une réalité parallèle, peuplée de dieux, d’êtres mystérieux et accessoirement de défunts. Lors de la fête de Samain, dans ce moment de temps suspendu, les habitants du Sidh pouvaient se mêler aux humains et, plus rarement, certains mortels pouvaient accéder à l’Autre Monde.
La christianisation de Samain, transformée en Toussaint (All Halloween Eve en anglais, qui se transformera en Halloween) et suivie de la fête des défunts (respectivement 1er et 2 novembre), ne survint que sous le pontificat du pape Grégoire IV, qui régna de 827 à 844. Il y avait eu auparavant une fête générale des martyrs, fixée depuis 613 au 13 mai, pour recouvrir la fête romaine des Lemuria. En effet, la religion romaine consacrait les jours du 9 au 14 mai aux Lémures, les âmes damnées : on leur faisait des offrandes de fèves pour les apaiser et les dissuader de revenir hanter le monde des vivants.
C’est la même démarche qui dicta le choix du 1er novembre, cette fois-ci pour neutraliser la fête de Samain. Le 1er novembre devint ainsi la fête de tous les saints, et plus seulement des martyrs, et le 2 novembre fut consacré à tous les défunts ; c’est en effet d’eux qu’il fallait craindre qu’ils ne reviennent hanter le monde des vivants, car les saints, supposés reposer en Dieu, ne représentaient pas une menace.
Les traditions populaires, spécialement en Irlande, en Écosse et aux Pays de Galles, conservèrent de manière déguisée des éléments de la fête originelle. Au XIXe siècle apparut la coutume des enfants (pauvres, à l’origine) qui passaient de maison en maison pour recevoir des gâteaux en l’échange de prières. Cet usage rappelait que Samain avait une fête de l’abondance des récoltes, mais aussi que des offrandes de nourriture pouvaient détourner les mauvais esprits.
Halloween passa ensuite en Amérique, particulièrement grâce à la massive immigration irlandaise qui suivit la grande famine de 1845. La forme actuelle de Halloween, essentiellement mercantile, ne s’est guère développée qu’à partir des années 1930 et la quête des gâteaux est devenue le ludique "Trick or treat" (farce ou friandise), tandis que la référence à l’autre monde s’est réduite au défilé des vampires, loups-garous, squelettes, zombies, et autres figures effrayantes issues bien plus du monde du cinéma plus que de la mythologie celtiques ou des vieilles croyances européennes.
Et ce n’est guère qu’à partir des années 1990 qu’Halloween pénétra en Europe continentale et y envahit les supermarchés. Cette irruption, répondant avant tout à des impératifs commerciaux, correspondait néanmoins à la généralisation de la culture américaine, que tout le monde connaît par le biais des films et des séries télévisées. Plus profondément, ce mouvement a peut-être répondu à un besoin diffus de merveilleux au cœur d’un monde résolument sécularisé, qui a largement renoncé à toute référence à un autre monde.
La signification de Halloween
Fête composite née de la rencontre de cultures différentes et absorbée par la société de consommation, Halloween ne peut être décrit de manière simple. Historiquement, il s’agit de la christianisation d’une fête païenne. À l’origine fête de fin d’année et des récoltes, avec une ouverture sur l’autre monde, l’accent va désormais être mis sur les défunts : officiellement, on prie pour les morts, mais persiste certainement l’ancienne idée qu’il faut surtout leur faire des offrandes pour qu’ils ne reviennent pas nous hanter. Mélange donc de doctrine chrétienne officielle et de pratiques superstitieuses, derniers résidus d’un paganisme oublié, Halloween devient une forme de religiosité populaire et de folklore dans les îles britanniques. Cette fête est difficile à cerner, car elle réunit deux visions du monde complètement différentes : une vision cyclique et naturaliste, d’origine païenne, qui se contente de décrire le rythme saisonnier de l’année et évoque l’autre monde comme une réalité parallèle qui n’a pas pour but de faire peur ni d’engendrer de la culpabilité ; et une vision historique, d’origine judéo-chrétienne, qui décrit l’au-delà comme un lieu auxquels tendent inexorablement tous les humains, et souvent comme un lieu de châtiment, et surtout laisse entendre que les âmes les plus noires hantent encore ce monde.
Transplanté aux États-Unis par les immigrants irlandais, Halloween allait perdre sa face sereine et réjouissante pour ne conserver que son aspect morbide. L’imagerie d’Halloween ne puisa dès lors plus que dans le registre du macabre et du morbide, avec parfois une touche d’humour carnavalesque, comme si se moquer de la mort la rendait moins effrayante. Culturellement, la littérature anglo-saxonne, friande de mystère et de surnaturel depuis l’époque romantique, contribua à forger cette imagerie, relayée ensuite par le cinéma et la contre-culture des années 1970.
Halloween n’est-elle donc qu’une forme d’expression de la peur de la mort au sein d’une civilisation occidentale largement séculaire ? N’est-elle qu’une tentative dérisoire d’exorciser des peurs que nous n’osons plus affronter ? On est en droit de le penser.
Et Hiram ?
Mythe central de la franc-maçonnerie, la légende d’Hiram a-t-elle quelque chose à voir avec Halloween ? Au premier abord, on reconnaîtra que certaines images de mort sont communes à la légende d’Hiram et à la célébration d’Halloween, du moins dans sa forme actuelle : le crâne et la couleur noire. Le récit de la mort d’Hiram entrerait bien dans l’imagerie d’Halloween, mais encore bien plus le récit de la découverte et du relèvement de son corps : on exhume un cadavre, dont les rituels affirment qu’il pue déjà, on le débarrasse de son linceul et on le relève en le tenant contre soi… Les francs-maçons se sont habitués à la description de cette scène, dont on ne retient finalement que la dimension symbolique. Mais si l’on prend le récit au pied de la lettre, il faut bien admettre qu’il est assez horrible, morbide et macabre, tout à fait dans l’ambiance de l’actuel Halloween.
Pourtant, ces ressemblances ne sont que superficielles, et surtout anachroniques. Au XVIIIe siècle, Halloween n’avait pas encore pris sa physionomie actuelle et ne ressemblait manifestement pas encore à un train-fantôme. L’imagerie morbide que l’on peut retrouver en franc-maçonnerie plonge bien plus ses racines dans le goût qu’avait la culture baroque pour les Memento Mori, ces tableaux représentant des natures mortes avec des crânes évoquant la vanité de toutes choses.
N’y a-t-il pas quelque autre rapport entre l’Hiram maçonnique et Halloween, au-delà du simple appareil macabre ? D’un point de vue anthropologique, on pourra relever que la légende d’Hiram touche à la question centrale de la mort, qui taraude l’humanité depuis l’origine. Et c’est dans des mythes que toutes les cultures ont tenté s’habituer à la présence de la mort et à l’inévitable angoisse qu’elle génère. La légende maçonnique d’Hiram ne serait-il donc que l’un des nombreux avatars des mythes qui tente de s’expliquer avec le thème de la mort ? En partie, certainement.
Mais le mythe d’Hiram ne semble pas répondre à la question de la mort en soi. Il ne remonte pas aux origines de l’humanité et s’adosse à une culture (en l’occurrence judéo-chrétienne) qui propose déjà un mythe complet concernant la mort. La franc-maçonnerie ne prétend pas faire concurrence au mythe chrétien, mais elle considère la légende d’Hiram comme le symbole initiatique d’un passage à un autre plan de conscience : à cet égard, distincte de l’actuel Halloween, la légende maçonnique d’Hiram est finalement plus proche du Samain originel qui, à manière, décrivait également la communication entre différents plans de réalité.
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