Connaissez-vous l’Ordre Royal d’Écosse (Royal Order of Scotland) ? Si vous vivez dans un pays anglo-saxons, certainement. Mais si vous résidez dans un pays de culture latine, c’est moins probable. L’Ordre Royal d’Écosse est un ordre maçonnique d’origine britannique, de sensibilité très chrétienne, qui consacre en quelque sorte le lien mythique de la franc-maçonnerie avec la couronne d’Écosse. L’Ordre Royal d’Écosse, qui a intégré la légende rosicrucienne, est réputé être le plus ancien système de Side Degrees, ne le cédant en ancienneté qu’à la franc-maçonnerie symbolique. Qu’en est-il vraiment de cet Ordre Royal d’Écosse ? Est-il vraiment si ancien ? Comment est-il organisé ? Et dans quels pays l’Ordre Royal d’Écosse s’est-il implanté ?


Les origines de l’Ordre Royal d’Écosse


Comme c’est souvent le cas quand on étudie l’origine des Hauts grades et des Side Degrees maçonniques, la légende le dispute largement l’histoire. C’est particulièrement le cas pour l’Ordre Royal d’Écosse, qui prétend marier franc-maçonnerie et attachement à la couronne écossaise et a donc manifestement joué un rôle dans le projet politique des Stuart au sein de la franc-maçonnerie dite Jacobite.


La légende voudrait que l’Ordre remonte au règne du roi David Ier d’Écosse (1083-85?-1124) et que le roi d’Écosse en soit le Grand Maître héréditaire depuis toujours. L’Ordre n’aurait alors compté qu’un seul degré. Et c’est le roi Robert Bruce (1274-1329) qui aurait ajouté le second degré, celui de Rose-Croix, après la fameuse bataille de Bannockburn en 1314. La légende rejoint ici d’autres légendes maçonniques, qui prétendent que Robert Bruce aurait créé un Ordre (souvent désigné comme l’Ordre de St André du Chardon) pour remercier les Templiers qui l’avaient aidé lors de la bataille de Bannockburn. Légendes que tout cela.

 

Bataille de Bannockburn

 

 

L’histoire authentique de l’Ordre Royal d’Écosse n’en reste pas moins assez difficile à établir. Certains avancent que l’Ordre Royal d’Écosse aurait été fondé à Londres entre 1721 et 1741, dans l’intention de renouer avec l’héritage explicitement chrétien dont les rituels maçonniques de la Grande Loge de Londres (les Modernes) s’étaient passablement éloignés. Il semblerait qu’un tel Ordre soit mentionné dans les archives de la Grande Loge de Londres en 1741. Les histoires officielles de l’Ordre Royal d’Écosse semblent ne pas avoir fait le rapprochement avec une forme de franc-maçonnerie assez peu connue dont l’existence à Londres est attestée au plus tard en 1732 : la franc-maçonnerie dites des Harodim, explicitement chrétienne et cultivée par les Jacobites, décrite par Jan Snoek dans British Freemasonry, 1717-1813, volume 3 : Rituals II – Harodim Material and Higher Degrees (New York: Routledge, 2016). Cette forme de franc-maçonnerie, distincte de celle des Modernes de la Première Grande Loge de Londres comme de celle des Anciens qui se fédérèrent en Grande Loge en 1751, est probablement la première forme de franc-maçonnerie qui s’implanta en France dès les années 1725, car la première Grande Loge de France fondée en 1728 était largement dominée à ses débuts par des personnalités jacobites.


Le premier degré de l’Ordre Royal d’Écosse se nomme Order of Heredom of Kilwinning et il est évidemment tentant voir en Heredom une forme de Harodim. Mais certains estiment qu’Heredom viendrait du latin Heredium, l’héritage : Heredom of Kilwinning nous parlerait donc de l’héritage maçonnique de la Loge de Kilwinning, qui est l’une des plus anciennes Mères-Loges écossaises et porte aujourd’hui le n° 0 dans le tableau de la Grande Loge d’Écosse ; mais le terme d’Heredom pourrait aussi simplement désigner la lignée des Stuart. Pour d’autres, il s’agirait d’un mythique mont écossais qui aurait abrité le Graal, le Mont Heroden ou Heredom ; ce terme transcrirait le grec Hieros Domos, qu’on peut traduire par Demeure Sacrée ou Temple Saint.


Il nous semble peu probable que la deuxième partie de l’Ordre Royal d’Écosse, intitulée Chevalerie de la Rose-Croix (Knighthood of the Rosy Cross), remonte aux années 1720/40, attendu que le grade maçonnique de Chevalier Rose-Croix, d’origine française, n’apparaît que dans les années 1760.


Quoi qu’il en soit, une patente datée de 1750 fut accordée à un certain William Mitchell pour la création d’une loge de cet Ordre mystérieux à La Haye (Pays-Bas). En 1752/53, Mitchell se rendit en Écosse, où il fonda une Grande Loge Provinciale de l’Ordre, dont on trouve les premières traces écrites en 1766. Et en 1767, cette structure devenait la Grande Loge de l’Ordre Royal d’Ecosse, qui est aujourd’hui encore la puissance régulatrice de ce système pour le monde.


Seule une étude serrée des documents d’époque et des anciens rituels, que nous n’avons pu effectuer, permettrait de lever les nombreuses incertitudes quant à l’origine et au caractère patriotique écossais de ce système. Mais dans l’état de nos connaissances, nous pouvons poser les hypothèses suivantes :


Une première forme de ce qui allait devenir l’Ordre Royal d’Écosse et que l’on peut vraisemblablement assimiler à la mystérieuse franc-maçonnerie des Harodim existait à Londres au plus tard en 1732. S’agissait-il déjà d’un Ordre lié mythiquement à la couronne d’Écosse ? S’il était bien formé de Jacobites, c’est plus que probable. Comprenait-il déjà le degré de Rose-Croix ? Comme nous l’avons écrit plus haut c’est peu vraisemblable.


Vers 1750, William Mitchell fonda une première Loge provinciale à la Haye, puis fit de même à Édimbourg entre 1752/53 et 1766. C’est peut-être à la Haye, où résidaient de nombreux exilés Jacobites, que la dimension résolument écossaise de l’Ordre fut introduite, si elle n’y était pas encore présente.


En 1767 était officiellement fondée la Grande Loge de l’Ordre Royal d’Écosse. La date est peut-être significative : l’année précédente avait vu la mort de Jacques François Stuart (the Old Pretender), le fils de Jacques II Stuart. L’Ordre Royal d’Écosse, tel que nous le connaissons aujourd’hui, avec son insistance sur la Grande Maîtrise héréditaire des rois d’Écosse, ne serait-il pas un hommage au prétendant défunt et une tentative de raviver le zèle des partisans de son fils Charles Édouard (the Young Pretender), qui avait perdu toute crédibilité internationale après sa défaite à la bataille de Culloden en 1746 ?

 

La Grande Loge d’Edimbourg en 2020

 

 

Quant au degré de Rose-Croix, nous estimons qu’il n’a pas pu être introduit dans l’Ordre avant les années 1760, et peut-être même en 1767 seulement. Il ne manquait certainement pas de francs-maçons Jacobites qui avaient reçu le grade de Chevalier Rose-Croix en France et qui ont pu l’intégrer à l’Ordre à ce moment-là.


On nous présente souvent l’Ordre Royal d’Écosse comme le plus ancien système de hauts grades maçonniques et possiblement l’origine de tous les hauts grades, y compris le Chevalier Rose-Croix. Ce n’est pas exactement le cas, selon nous. Sous sa forme actuelle, l’Ordre Royal d’Écosse est une forme tardive du courant de la franc-maçonnerie des Harodim, qui s’est développé dans d’autres branches : en France, elle semble avoir été à l’origine du rituel assez surprenant publié en 1744 sous le titre de Le Parfait Maçon et des rituels de la franc-maçonnerie d’Adoption. Et en Angleterre, il se développa à partir de 1733 dans le comté de Durham (nord-est de l’Angleterre), où il finit par se structurer en Grande Loge en 1787.


Déclin et renaissance de l’Ordre Royal d’Écosse


L’Ordre était présent aux Pays-Bas dès 1750 et il s’implanta en France en 1786, où il semble être demeuré actif jusqu’en 1873. Mais il ne semble pas s’être diffusé ailleurs à l’époque et son développement fut de courte durée. En 1819, il avait quasiment disparu. C’est assez compréhensible, si l’Ordre était principalement né de la ferveur jacobite : Charles Édouard étant mort en exil à Rome en 1788, abandonné de tous et lâché par le roi de France, qui s’en souciait encore une trentaine d’années plus tard ?


En 1839, l’Ordre fut ressuscité par un carrossier du nom de Houston Rigg Brown et par le botaniste réputé George Arnott Walker Arnott (1799-1868) qui, à partir de 1843, établirent des nouvelles Grandes Loges Provinciales en Écosse et en Angleterre.


L’Ordre Royal d’Écosse s’est maintenant répandu dans le monde et compte plus de 90 Grandes Loges Provinciales établies au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, à Hong Kong, à Singapour, à Gibraltar, aux Pays-Bas, en Belgique, en Suède, en Allemagne, aux Bermudes, aux Philippines, à la Barbade, aux Bahamas, en Jamaïque, à Trinidad, en Afrique du Sud, au Kenya, au Zimbabwé, en Zambie et en France. Le nombre total des membres est estimé à environ 15’000.


Si les Grandes Loges Provinciale sont rattachées à la Grande Loge de l’Ordre siégeant à Édimbourg et recrutent uniquement dans les Grandes Loges symboliques régulières (c’est-à-dire reconnues par la Grande Loge Unie d’Angleterre), il existe cependant une exception : la Fédération Anglaise du Droit Humain pratique elle aussi les rites de l’Ordre Royal d’Écosse.


Les particularités et les usages de l’Ordre Royal d’Écosse


L’Ordre Royal d’Écosse se caractérise par au moins cinq particularités qu’il est intéressant de mentionner.


Premièrement, l’Ordre Royal d’Écosse ne compte qu’une seule Grande Loge, celle d’Édimbourg, et toutes les autres structures sont des Grandes Loges Provinciales. Rien de surprenant au premier abord, mais ce qui est très particulier, c’est qu’il n’y a pas de Loges particulières et que l’Ordre ne s’assemble qu’au niveau de la Grande Loge et des Grandes Loges Provinciale.


Deuxièmement, le Grand Maître héréditaire de l’Ordre est le roi d’Écosse. Le président de la Grande Loge prend donc le titre de Député Grand Maître. Bien plus, pendant les travaux de la Grande Loge, un siège vide orné d’un manteau d’hermine est placé à la droite du Député Grand Maître, pour signifier la Grande Maîtrise du roi d’Écosse. Au niveau des Grandes Loges Provinciales par contre, il y a bien un Grand Maître Provincial.


Troisièmement, les membres de l’Ordre Royal d’Écosse devaient à l’origine être Écossais ou d’ascendance écossaise. Cette exigence est aujourd’hui abandonnée.


Quatrièmement, on n’entre dans l’Ordre Royal d’Écosse uniquement par cooptation, à condition d’être Maître Maçon depuis au moins cinq ans et de professer la foi chrétienne trinitaire, ce qui exclut ainsi un certain nombre de protestants dits unitariens. Cette dernière exigence peut surprendre les francs-maçons continentaux, mais on la retrouve dans d’autres systèmes de Hauts Grades et de Side Degrees en usage dans les pays anglo-saxons. Il faut remarquer que l’Ordre Royal d’Écosse du Droit Humain anglais ne requiert aucune confession de foi trinitaire.


Cinquièmement, les Grandes Loges Provinciales disposent d’une réelle autonomie et peuvent ajouter d’autres conditions à l’admission des nouveaux membres. Dans certaines, il faut être Maître de la Marque, Arche Royale, 18° ou 32° degré du Rite Écossais Ancien Accepté, ou encore Chevalier du Temple du Rite d’York.

 

Emblème de l’ordre

 

 

Concernant les rituels, l’Ordre Royal d’Écosse compte deux degrés. Le premier, intitulé Heredom of Kilwinning, est conféré lors d’une cérémonie assez longue, avec de nombreuses instructions par demandes et réponses. Ce degré constitue une grande fresque, embrassant le symbolisme de la franc-maçonnerie symbolique, du Temple et plus généralement de l’Histoire du salut dans une perspective biblique. On y retrouve de nombreux personnages bibliques, dont la plupart apparaissent dans d’autres Hauts grades ou Side Degrees maçonniques (Noé, Moïse, Salomon, Betsalel, Cyrus, Zorobabel, Enoch, etc), mais dans une ambiance de religiosité très affirmée. Ce degré culmine avec l’évocation du sacrifice du Christ. 


Le second degré est la Chevalerie de Rose-Croix (Knighthood of the Rosy Cross), beaucoup plus bref et dépouillé que le précédent. L’essentiel de l’enseignement de l’Ordre est en effet contenu dans le premier degré, et le Chevalier n’est qu’une sorte de consécration honorifique. La cérémonie se résume à la vérification que le candidat est bien membre de l’Ordre d’Heredom de Kilwinning, à la prestation de serment, à la lecture d’une instruction et à la transmission des secrets du degré. Le mot de ce degré est le même monogramme christique que celui en usage au grade de Chevalier Rose-Croix des autres rites (Rite Écossais Ancien Accepté, Rite Français Traditionnel, Rite de Memphis-Misraïm…) et atteste ainsi d’une parenté avec le Rose-Croix apparu en France vers 1760. Mais cette parenté semble néanmoins assez éloignée, tant les deux formes de rituels diffèrent.


Quand on étudie l’Ordre Royal d’Écosse, on est pris d’un sentiment à la fois de familiarité et d’étrangeté. Il s’agit bien sûr d’un Ordre maçonnique, et l’on y retrouve les éléments constitutifs des trois grades symboliques, ainsi que des allusions à de nombreux épisodes rapportés par les Hauts grades et Side Degrees des autres systèmes. Mais en même temps, l’ambiance est complètement différente, et les cérémonies, en rimes, ont un caractère incantatoire et mystique que l’on ne retrouve dans aucun autre rite maçonnique en usage aujourd’hui.


Heredom ou Harodim ?


Les termes Heredom et Harodim, dont nous avons parlé plus haut, appellent un petit excursus, car ces deux termes sont aussi connus des autres rites et systèmes de Hauts grades maçonniques. Heredom n’apparaît guère que dans des documents relatifs au grade de Chevalier Rose-Croix, où il fait généralement allusion aux usages spécifiques de l’Ordre Royal d’Écosse. C’est par exemple le cas dans le Tuileur de Vuillaume (1830).


Mais Harodim a son existence propre dans l’univers des Hauts grades maçonniques : on le retrouve particulièrement aux 7° et 8° degrés du Rite Écossais Ancien Accepté. Une légende maçonnique, tenace quoique totalement erronée, persiste à affirmer que les Harodim étaient les 3600 Intendants ou Surveillants des travaux du Temple de Salomon selon le Ier Livre des Rois. Selon la littérature maçonnique usuelle, Ha-RoDiYM signifie ceux qui gouvernent, ceux qui dirigent, ce qui est en soi exact. Mais par contre, il n’est jamais parlé de Harodim dans le Livre des Rois : les préposés à la surveillance des travaux du Temple sont dits Sārim, c’est-à-dire princes ou chefs, et I Rois 5:30 les décrit précisément comme les SāRéY HaNīTSāBiYM LiSHeLoMoH, soit les princes préposés par Salomon. Il n’est pas plus question de Harodim dans le Second Livre des Chroniques, qui présente une version plus tardive du récit de la construction du Temple : les fameux surveillants y sont nommés les Menatsim (MeNaTSeCHiM), littéralement ceux qui sont préposés (II Chroniques 2:17).


Alors d’où viennent les Harodim maçonniques ? Certainement de ce mystérieux courant que fut la franc-maçonnerie des Harodim. Mais d’où provient le terme lui-même ? Harodim vient-il de Heredom, ou Heredom vient-il de Harodim ? Voici un mystère historique que nous ne parviendrons pas à éclaircir aujourd’hui.

16 settembre, 2024 — Ion Rajalescu
Tag: Rite