Le Rite Écossais Ancien et Accepté (R.E.A.A.)
Les origines du R.E.A.A.
De la patente Morin (1761) aux Suprêmes Conseils de 1801 et 1804
Le système de Hauts Grades maçonniques le plus répandu dans le monde est le Rite Écossais Ancien Accepté (R.E.A.A). L’origine de ce Rite se déploie entre la France et l’Amérique à partir de 1762, mais en dépit de la version officielle largement répandue dans la littérature maçonnique, elle reste relativement obscure. De larges zones d’ombre demeurent, en l’absence de sources contemporaines des faits. En effet, l’essentiel des faits n’est attesté que par des documents de 1801, dont certains sont probablement des faux. Nous allons résumer ici le récit généralement admis pour la création du REAA, en mettant soigneusement au conditionnel tout ce qui n’est pas attesté par des sources sûres.
L’aventure du R.E.A.A. commencerait à Bordeaux en 1762, autour d’un Frère du nom d’Etienne Morin (1705 ou 1717-1771). Morin, comme Jean-Théophile Désaguliers, serait issu d’une famille protestante de La Rochelle ayant fui les persécutions religieuses. Il serait né à New York en 1705 (mais certains placent sa naissance dans la région de Cahors en 1717) et parle probablement anglais, ce qui explique sans doute son rôle dans l’histoire. Morin aurait fait partie depuis 1745 d’une Loge de Bordeaux, ville dans laquelle le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident (un système de hauts grades fondé en 1758 et dont on ne trouve trace qu’à Paris) aurait créé un Chapitre de son Rite en 25 degrés, que l’on nomme couramment Rite de Perfection, mais dont le vrai nom était Ordre du Royal Secret.
Le 27 août 1761, Etienne Morin reçut à Paris une patente d’une prétendue "Grande Loge de Saint Jean de Jérusalem" pour diffuser ce Rite dans le Nouveau Monde. L’original de cette patente est perdu, mais le texte en en connu par dix versions, en français et en anglais, dont la plus ancienne date de 1768. Il n’y a pas de raison de douter de son existence. Elle est signée de neuf noms, dont Chaillon de Jonville et Lacorne, les deux Substituts du comte de Clermont, Grand Maître de la Grande Loge de France, et les neuf signataires sont tous membres du Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident. Même si le document est placé sous le patronage du Grand Maître, alors absent car en campagne dans le cadre de la Guerre de Sept Ans, il semble bien que la Puissance qui l’a émise n’est pas la Grande Loge de France, mais le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, usurpant les titres de la Grande Loge. C’était facile, Chaillon de Jonville, Substitut du Grand Maître, détenait les sceaux de la Grande Loge et du Grand Maître!
Le 27 mars 1762, Étienne Morin embarqua pour Saint-Domingue, mais aurait été capturé et brièvement emprisonné par les Anglais. Libéré, il aurait visité l’Angleterre et l’Ecosse, et y aurait reçu une patente anglaise. Il est attesté par contre que Morin est bien arrivé à Saint-Domingue et qu’il y a diffusé la Maçonnerie, ainsi qu’en Louisiane.
Le 21 septembre 1762 auraient été signées à Bordeaux les Grandes Constitutions du Rite de Perfection. Les signataires auraient été au nombre de neuf, mais aucun n’est mentionné (on ne serait pas autrement étonné de retrouver les noms des Neuf signataires de la patente Morin!). Ce document est manifestement un faux, comme l’atteste une grossière erreur de son auteur: il y est écrit que les Constitutions furent transmise au comte de Grasse-Tilly. Or, si Alexandre de Grasse-Tilly sera bien l’un des créateurs et propagateurs du R.E.A.A., il est né en 1765 et n’aurait en aucun cas pu être mentionné dans un document signé en 1762 !
Coup de théâtre à la Grande Loge de France après la mort de Lacorne en 1762. Le Grand Maître, de retour de la guerre, opéra une réforme de l’ordre, où désormais les charges seraient électives et pour une durée de trois ans seulement. Aux premières élections de 1765, la faction parisienne et aristocratique de la Grand Loge (les "lacornards"), à laquelle appartenaient les neuf signataires de la patente Morin, fut évincée, et le parti bourgeois provincial (les "antilacornards") l’emporta. En 1766, quinze "lacornards" furent exclus, dont le Frère Daubertin, le secrétaire qui avait rédigé la patente. C’est sans doute à ce moment-là que le Grand Maître découvrit l’existence de cette patente: en 1766, il révoqua les pouvoirs de Morin et les transféra à un certain Frère Martin, qui se contenta d’aller inspecter les Loges créés par Morin, mais n’en créa lui-même aucune. La révocation de 1766 et la nomination de Martin ne sont qu’une annulation camouflée de la patente Morin. La patente avait en effet été signée par les Substituts du Grand Maître, Chaillon de Jonville et Lacorne, et elle était pourvue des sceaux du Grand Maître et de la Grande Loge : il était à peu près impossible de l’annuler ouvertement sans jeter le discrédit sur la Grande Loge toute entière, et surtout sur Chaillon de Jonville et sur Clermont. La solution choisie en 1766 fut certainement la manière la plus élégante de classer le dossier sans froisser personne.
Mais Morin ne tint aucune compte de cette révocation. En 1768, il rencontra un Frère du nom d’Henry Francken (~1720-1795), anglais d’origine hollandaise, qu’il nomma Député Grand Inspecteur. Francken traduisit les rituels en anglais et, après la mort de Morin en 1771, il diffusa le Rite de Perfection sur le continent américain, allant même jusqu’à New York. Avant de mourir en 1795, Francken aurait transmis à son tour le flambeau au comte Alexandre de Grasse-Tilly (1765-1845), qui était arrivé dans les Antilles en 1789.
Grasse-Tilly est sensé avoir fait partie d’un groupe de Français et d’Américains qui auraient fondé à Charleston, en 1797, un Sublime Consistoire du 25e degré, dont l’existence n’a pas été démontrée. Mais entre temps, en 1786, seraient apparues de nouvelles Grandes Constitutions, dites de Berlin, soi-disant signées à Berlin par le roi Frédéric II lui-même. Il s’agit bien entendu d’un faux : Frédéric II est mort quelques mois après la prétendue date de signature, malade et aigri, et il avait depuis longtemps tourné le dos à la Franc-maçonnerie. Ces nouvelles Constitutions portaient le Rite à 33 degrés, culminant par le grade de Souverain Grand Inspecteur Général. C’est le R.E.A.A. tel que nous le connaissons aujourd’hui.
D’où viennent ces Grandes Constitutions? De quand datent-elles réellement ? Qui les a rédigées ? Mystère. À défaut de preuves qui attesteraient d’une origine européenne des Grandes Constitutions et d’une rédaction en 1786, on est en droit de supposer qu’elles ont été forgées de toutes pièces à Amérique en 1801. Quant aux huit grades ajoutés à l’échelle en 25 degrés, d’où viennent-ils? Ils sont clairement d’origine française et on peut supposer que Grasse-Tilly les a apportés avec lui quand il s’est rendu dans les Antilles en 1789. Où les avait-il reçu? Nous retombons sur un milieu que nous avons déjà vu jouer un rôle dans cette histoire. Les quinze "lacornards" exclus de la Grande Loge en 1766 avait en effet fondé une nouvelle Loge, avec une patente de la Mère-Loge de Marseille, sous le titre distinctif "St-Lazare" (choix ironique, car St-Lazare est le patron des pestiférés!). Cette Loge reçut en 1776 une nouvelle patente de la Mère-Loge d’Avignon et adopta les hauts grades en usage dans ce système, non sans changer de nom et s’appeler désormais "Saint Jean d’Écosse du Contrat Social", et prenant même le titre de "Mère-Loge Écossaise de France". C’est dans ces grades, venus d’Avignon et inconnus jusque-là à Paris, qu’il faut chercher l’origine des huit grades ajoutés pour arriver aux 33 degrés du REAA. Et c’est précisément dans cette Loge que Grasse-Tilly fut initié en 1783. La création du R.E.A.A. ne serait-elle finalement qu’une lointaine revanche des "lacornards" éconduits en 1766?
Toujours est-il qu’en 1801, Grasse-Tilly, avec un groupe de Frères français et américains, créait effectivement le premier Suprême Conseil du monde à Charleston. Et de retour en France en 1804, il y créait le Suprême Conseil de France, second en date dans le monde.
De toute cette histoire, seuls quelques éléments sont incontestables: une partie de l’épopée de Morin, le rôle de Francken et de Grasse-Tilly, la création du Suprême Conseil de Charleston en 1801 et celle du Suprême Conseil de France en 1804. Il est fort possible que tout le reste ait été créé de toutes pièces, peut-être par Grasse-Tilly lui-même, pour légitimer la création d’un nouveau rite en le rattachant à un rite plus ancien. De telles mystifications sont fréquentes dans l’histoire des hauts grades maçonniques.
Mais quoi qu’il en soit, le R.E.A.A. existe bel et bien, et son intérêt initiatique dépasse largement les éventuelles forgeries qui ont pu accompagner sa genèse. Il rassemble et préserve en effet de nombreux grades issus de la formidable inventivité de la Franc-maçonnerie française du XVIIIe siècle.
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