Hiram et le Père Noël
Croyez-vous au Père Noël ? Et croyez-vous à Hiram ? Questions saugrenues au premier abord, mais pas tant que ça si l’on y regarde de plus près. Hiram et le Père Noël sont tous deux des personnages légendaires dont la base historique est très réduite mais dont l’impact symbolique ne saurait être nié. Il serait certes difficile de comparer Hiram et le Père Noël quant à la profondeur de leur signification, mais tous deux partagent une caractéristique : ils sont des figures syncrétiques, nées de la combinaison de plusieurs figures symboliques, qui se sont hissées au rang de quasi divinités dans un monde sécularisé.
Un substrat historique religieux
Tant Hiram que le Père Noël ont clairement une origine religieuse. Hiram est un personnage biblique, qui apparaît dans le récit de la construction du Temple de Salomon, dont la Bible nous offre deux versions (I Rois 5 à 7 et II Chroniques 2 à 4). Mais pour autant, l’Hiram maçonnique diffère passablement du personnage biblique dont il porte le nom et a connu un développement considérable dans la légende du grade de Maître.
Quant au Père Noël, il remonte à Saint Nicolas, évêque de Myre (vers 270-343), un saint d’abord vénéré dans les Églises orthodoxes, dont le culte arriva en Occident au XIe siècle, pour se développer particulièrement dans le nord de l’Europe et dans les pays de culture germanique.
Mais ces deux personnages vont largement déborder de leur cadre historique religieux et prendre une dimension symbolique bien plus large.
Du Hiram biblique au Hiram légendaire
Dans la plus ancienne version de la construction du Temple (Premier Livre des Rois), Hiram tient un rôle assez secondaire et surtout tardif dans le cours du récit. La chronologie de ce premier récit est la suivante : Salomon demande au roi Hiram de Tyr son aide pour construire le Temple et ce dernier accepte de le fournir en bois de cèdre et de cyprès. On nous décrit l’organisation de la corvée, placée sous la direction d’un haut fonctionnaire nommé Adoniram. On nous dépeint ensuite la construction du Temple et ses dimensions, en précisant qu’il fut achevé en sept ans, et Salomon lui-même apparaît comme le Maître d’Œuvre. Salomon construit alors son propre palais, ce qui lui prendra treize ans. C’est seulement à ce moment que le texte nous dit que Salomon demanda que lui soit envoyé Hiram, fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et d’un père tyrien : cet artisan fondeur très doué dans son art réalisera tout le mobilier liturgique en bronze, y compris les deux colonne B et J. Il est donc clair que pour le Premier Livre des Rois, Hiram n’apparaît que quand le bâtiment est terminé et qu’il se contente de l’orner. On ne parle plus de ce personnage une fois son travail accompli et rien ne nous dit qu’il soit mort sur le chantier.
Dans le Second Livres des Chroniques, le nom Hiram devient Houram, tant pour le roi de Tyr que pour l’artisan, qui est désigné comme Houram-Abi. Cet homme est cette fois-ci fils d’une veuve de la tribu de Dan et d’un père tyrien, et ses compétences sont plus étendues : il ne travaille pas que le bronze, mais également l’or, l’argent et fer, de même que les tissus. Et surtout, Houram de Tyr l’envoie à Salomon dès le début de l’entreprise. Il ne joue néanmoins pas un plus grand rôle dans la suite du récit, qui lui attribue seulement la réalisation des objets liturgiques en bronze, y compris les deux colonnes. Pour le reste, Salomon est à nouveau dépeint comme le seul Maître d’Œuvre. Le récit est ici plus resserré, omet la construction du palais de Salomon et passe sous silence le personnage d’Adoniram.
La figure d’Hiram est donc bien loin de dominer le récit de la construction du Temple et les anciens maçons opératifs ne l’ont manifestement pas reconnu comme l’architecte en chef du chantier. Les Anciens Devoirs anglais ne nomment en effet jamais Hiram. Certains précisent que l’architecte du Temple était le fils du roi Hiram de Tyr, mais ne le nomment pas Hiram. L’architecte du Temple reste souvent anonyme, ou alors on l’appelle Aynon ou Aymon. Il faut attendre le manuscrit Dumfries n°4, vers 1710, pour voir apparaître pour la première fois le nom d’Hiram pour désigner l’Artisan qui œuvra pour Salomon. Il est bien envoyé par le roi Hiram de Tyr, il est bien fils d’une veuve de la tribu de Nephtali, et il est précisé qu’on l’a fait venir d’Egypte. Mais il n’est encore pas question de meurtre sur sa personne, du moins explicitement. Tout au plus une question peut laisser supposer qu’il est mort : "Q. Où repose le Maître ? R. Dans une auge de pierre sous la fenêtre ouest d’où il regarde vers l’est, attendant le soleil levant pour mettre ses hommes au travail." L’auge de pierre peut évoquer un sarcophage, mais c’est de là que le Maître envoie les hommes au travail. Est-ce à dire que le Maître de la Loge tient la place d’Hiram qui se serait relevé de la tombe ? Ce n’est pas encore clairement affirmé.
Dans le manuscrit Graham de 1726, on retrouve à nouveau Hiram comme artisan de la construction du Temple. On ne parle pas de sa mort, mais pour la première fois apparaît l’idée qu’un conflit salarial parmi les ouvriers amena Salomon à fixer des mots pour les différents grades, afin que chacun reçoive le salaire qui lui est dû. Mais bien plus, c’est ce manuscrit qui nous révèle la légende de la découverte du corps de Noé par ses trois fils, son relèvement par les cinq points et le choix d’un mot en M B (en l’occurrence "There is yet Marrow in this Bone - il y a encore de la moelle dans cet os"). Tous les éléments étaient présents pour constituer la légende d’Hiram telle que nous la connaissons aujourd’hui : une revendication salariale, un mot compromis, un mort, un corps à retrouver et à relever, un nouveau mot à définir.
C’est clairement à cette époque que la légende va se fixer, puisque dès le manuscrit Wilkinson de 1727, on parle explicitement de la tombe d’Hiram et que dès le Masonry Dissected de 1730, l’histoire du meurtre d’Hiram, de la recherche de son corps, de son relèvement par les cinq points de la maîtrise et le choix du mot en M B sont connus des francs-maçons de la Première Grande Loge de Londres.
La figure maçonnique d’Hiram est donc composite. À l’origine, il y a bien sûr le personnage biblique qui orna le Temple de Salomon. Mais s’y sont superposés d’autres personnages. Tout d’abord probablement Adoniram, chef des corvées de Salomon, celui qui dirige les ouvriers ; un courant maçonnique français du XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie Adonhiramite, avait d’ailleurs fait d’Adoniram (orthographié Adonhiram) le héros du troisième grade. C’est peut-être de l’histoire d’Adoniram que vient l’idée d’un meurtre, puisque dans la Bible, le chef des corvées Adoram (que l’on identifie généralement à Adoniram), meurt lapidé par la fureur populaire à l’occasion d’un conflit social entre le peuple et le successeur de Salomon, Roboam ( I Rois 12, 1-19). Ensuite vient ce curieux récit de la découverte du corps de Noé, qui donne la base rituelle de l’élévation à la Maîtrise maçonnique. Enfin, au XIXe siècle, on superposa encore sur Hiram la figure ésotérique du dieu assassiné qui renaît et, quasi divinisé, on l’assimila au Christ, à Osiris, à Mithra et à Adonis. Dans cette perspective, certains considérèrent Hiram comme une allégorie de la révolution annuelle du soleil, qui décline sous les signes de la Balance, du Scorpion et du Sagittaire, représentés par les trois mauvais Compagnons, pour renaître sous le Capricorne.
Du saint évêque de Myre au Père Noël
Si l’Hiram légendaire est le résultat d’une superposition de plusieurs personnages ou concepts, on peut en dire tout autant du Père Noël. Le personnage lui-même remonte à Saint Nicolas de Myre, évêque ayant participé au concile de Nicée en 325, le premier concile œcuménique, c’est-à-dire universel. Son culte est attesté dans l’Orient chrétien dès le VIe siècle et se répandit en Occident dès le XIe siècle, à l’occasion du transfert de ses reliques à Bari en Italie. Certains de ses os furent amenés en Lorraine et à Fribourg (Suisse), ce qui explique pourquoi sa vénération fut particulièrement répandue dans le monde germanique.
Saint Nicolas est réputé avoir distribué ses biens aux pauvres et en Occident la légende la plus populaire le concernant est celle des trois enfants : trois enfants perdus avaient trouvé refuge chez un boucher qui les avait alors tués, coupés en morceaux et mis au saloir ; Saint Nicolas ressuscita les enfants et accorda le pardon au boucher. C’est pourquoi Saint Nicolas devint le patron des enfants. Le rapport bienveillant de Saint Nicolas à l’enfance et sa grande générosité se sont combinés en une coutume très répandue en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas, en Lorraine et en Alsace : le 6 décembre, date de la Saint Nicolas, un homme déguisé en évêque, avec crosse et mitre, passe de maison pour distribuer des friandises aux enfants sages. Depuis le XVI siècle, il est souvent accompagné d’un comparse qu’on nomme en français le Père Fouettard : ce personnage vêtu de noir et parfois grimé de cette couleur affecte souvent l’apparence d’un rustre ou d’un charbonnier et porte des verges ou un fouet. Si Saint Nicolas récompense les enfants sages, le Père Fouettard est là pour punir ceux qui ne le sont pas. Parfois assimilé à un esclave maure, il est souvent considéré comme le méchant boucher de la légende qui s’est repenti et accompagne Saint Nicolas dans sa tournée. Cas unique, ce rôle était dévolu dans le canton de Vaud en Suisse à une vieille femme nommée la Chauchevieille, une sorte de sorcière qui accompagnait celui que l’on nommait le Bon-Enfant dans cette contrée.
Le protestantisme ayant rejeté le culte des saints, la coutume de la fête de Saint Nicolas subsista aux Pays-Bas sous une forme sécularisée, le Sinterklaas, qui a perdu ses attributs épiscopaux. Il en alla de même ensuite dans les autres pays protestants, où Saint Nicolas perdit sa mitre et sa crosse pour arborer une houppelande à capuche, souvent rouge, annonciatrice de l’actuelle tenue du Père Noël. C’est la forme sécularisée du Sinterklaas qui franchit l’Atlantique avec les émigrants hollandais et donna naissance au Santa Claus américain, popularisé dès le début du XIXe siècle.
Mais pourquoi la figure de Saint Nicolas, fêtée le 6 décembre, s’est-elle transformée en Père Noël, un personnage associé à la fête de Noël, fixée au 25 décembre depuis l’an 336 ? Il y a manifestement là un processus syncrétique complexe, que nous allons tenter de comprendre. On y retrouve des éléments d’origine romaine, chrétienne et peut-être germanique.
Du côté romain, on rappellera les Saturnales, qui se déroulaient entre le 17 et le 23 décembre en l’honneur du dieu Saturne, Dieu des enfers. C’était une période de festivités, de repas, de cadeaux, pendant laquelle on décorait les maisons avec du houx, du gui et du lierre. Fête carnavalesque, cette période de l’année inversait les valeurs sociales et abolissait temporairement les différences entre hommes et femmes et entre maîtres et esclaves. En 274, l’empereur Aurélien ajouta le 25 décembre la fête de la naissance du Sol Invictus, le Soleil Invaincu, achevant de donner à ces festivités une dimension clairement solsticiale.
Du côté chrétien occidental, on sait que la fête de la naissance du Christ (Noël) fut officiellement fixée au 25 décembre en 336. Cette date était déjà pratiquée dans certaines régions depuis le IIe siècle, mais la décision de 336 avait clairement pour but de contrecarrer le culte du Sol Invictus. Quant aux Saturnales, on en trouve au moyen âge une réminiscence sous la forme de la fête des fous, dont on trouve différentes formes en Europe. Dans le Nord en la France, on élisait parmi les jeunes un Episcopus Stultorum (Évêque des Fous), parfois nommé Abbé de Liesse, dont l’équivalent anglais était le Lord Disrule. Le clergé participait à l’origine à ces festivités et se laissait ridiculiser. L’Évêque des Fous et sa cour de jeunes gens régnaient en maîtres du 26 au 28 décembre, dans la plus grande indécence. Des excès de tous ordres, des désordres et même des crimes n’étaient pas rares, et les premières condamnations ecclésiastiques locales tombèrent dès le XIIe siècle, mais ces pratiques subsistèrent dans certaines villes jusqu’au XVIIe siècle. Il semble bien que pour contrer la fête des fous, l’Église ait cherché à déplacer les festivités bon-enfant liées à Saint Nicolas vers ce temps d’après Noël. Ainsi, le roi de la fête n’était plus un jeune dévergondé qui renverse les valeurs morales, mais un sage et vieil évêque, qui récompensait les vertus et punissait les vices. La morale était sauve. Et celui qui allait devenir le Père Noël, bien que vieux, gardait des traits de la jeunesse : c’est un éternel jeune-vieux, à l’instar du Soleil sans cesse renouvelé.
Enfin, certains estiment que le Père Noël aurait emprunté une partie de son identité aux traditions païennes germaniques et y verraient un avatar du dieu germano-scandinave Odin. Ces références nordiques expliqueraient pourquoi le Père Noël a une dimension boréale et qu’il est réputé vivre au Pôle Nord. On ne peut certes exclure totalement une forme de réminiscence née de l’inconscient collectif des peuples, mais cette hypothèse ne rencontre aucun élément de preuve historique. Bien plus, elle est née dans la seconde moitié du XIXe siècle dans le courant völlkisch du nationalisme allemand, qui culmina dans le nazisme. Les nazis avaient en effet entrepris de déchristianiser les fêtes de Noël, en essayant de les rattacher à leur vision fantasmée de l’ancien paganisme germanique. Vision éminemment idéologique sans réelle base historique que l’on retrouve aujourd’hui dans certains milieux néo-païens (Wicca et autres), qui partagent le même projet de déchristianisation au nom d’un néo-paganisme réinventé et servi à la sauce New Age.
L’étude des sources historiques et traditionnelles de la figure ne nous explique pas pourquoi le Père Noël s’est imposé dans le monde entier, en s’affranchissant de ses racines religieuses. C’est aux États-Unis qu’il faut chercher la réponse. On entend souvent que c’est une campagne publicitaire de Coca Cola en 1931 qui créa le Père Noël moderne. Cette affirmation est abusive, même s’il est vrai que Coca Cola peut être considéré comme le principal agent de la diffusion mondiale de la figure du Père Noël. En fait, le Père Noël que nous connaissons, vêtu de rouge (mais parfois aussi de jaune ou de vert) est clairement attesté au XIXe siècle en Amérique. Né du Sinterklaas hollandais, il fut particulièrement mis à l’honneur après la Guerre de Sécession (1861-1865). En effet, l’Amérique déchirée avait besoin de se retrouver autour de symboles fédérateurs et positifs. C’est pourquoi le président Ulysses S. Grant (1822-1885) décréta que Noël serait désormais un jour férié. Mais il ne s’agissait pas tant du Noël chrétien que de l’expression d’une forme de religion civile et sécularisée exaltant les valeurs de la famille, de la bienveillance, de la générosité, du pardon et de la gentillesse. Le Père Noël allait tout naturellement devenir la divinité tutélaire de ce Noël moderne et séculier.
Le mercantilisme allait alors se charger de diffuser cette nouvelle quasi-divinité séculière au monde entier. Et si aujourd’hui le Père Noël nous semble inextricablement lié aux fêtes de Noël, son adoption ne se fit pas sans quelques oppositions. Ainsi, le 23 décembre 1951, Mgr Sembel (1883-1964), évêque de Dijon, fit pendre et brûler une effigie du Père Noël sur le parvis de sa cathédrale, en le qualifiant d’usurpateur et d’hérétique !
Hiram est-il un Père Noël maçonnique ?
Cette question est un peu provocatrice, certes, mais mérite d’être posée. Serait-ce à dire que les francs-maçons qui "croient à Hiram" sont comparables aux enfants qui croient au Père Noël ? Bien sûr que non ! Les figures d’Hiram et du Père Noël diffèrent grandement dans leurs destinataires. Le Père Noël est une figure destinée aux enfants, et plus largement à la population dans son ensemble. Elle incarne des valeurs de générosité et de bienveillance que les francs-maçons accepteront sans difficulté, mais il s’agit d’une réalité exotérique, qui n’a plus qu’un très lointain rapport au sacré. Ses racines religieuses, ses liens avec les fêtes solsticiales, sa probable assimilation symbolique au soleil sont bien oubliés, et il ne reste qu’un personnage consensuel largement exploité par le mercantilisme. Tout au plus évoque-t-il pour les adultes la nostalgie de l’enfance, d’un temps où le monde était merveilleux et enchanté, et incarne-t-il une sorte de trêve bienvenue dans les difficultés et les épreuves de la vie.
Il en va tout autrement d’Hiram, qui nous plonge dans un drame très éloigné de l’odeur de pain d’épices qui embaume l’univers du Père Noël. L’Hiram maçonnique est un personnage composite au même titre que le Père Noël, et il ne peut pas plus que lui revendiquer l’historicité : mais il ne propose pas l’évasion du réel par la nostalgie des sucreries de l’enfance. Au contraire, il nous confronte crûment au monde dans ce qu’il peut avoir de plus violent et nous montre le destin tragique d’un homme qui reste fidèle à son idéal au prix même de sa vie. Et l’enseignement ésotérique qui nous est dispensé par la légende d’Hiram est qu’il faut mourir à l’ignorance, à la violence et à la cupidité pour que puisse advenir le Temple de l’Humanité.
Mais dans les deux cas, nous constatons qu’un personnage imaginaire peut avoir un grand impact dans nos vies. L’imaginaire est une dimension essentielle de l’humain et ces deux personnages légendaires nous le rappellent chacun à sa manière. Un monde meilleur ne pourra naître que si nous avons d’abord pu l’imaginer, et sur ce point Hiram et le Père Noël se rejoignent. Mais le Père Noël ne nous propose aucun moyen pour réaliser nos rêves et reste dans un optimisme assez désincarné. Hiram, lui, nous montre un chemin, un chemin de souffrance, de renoncement, de mort aux illusions : et c’est seulement après avoir été au bout de ce chemin de peine qu’il nous montre la Lumière qui doit illuminer le monde dont nous rêvons.
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