La mort en franc-maçonnerie
La mort semble omniprésente en franc-maçonnerie. De nombreux décors maçonniques ou accessoires rituels sont ornés d’un crâne et de deux tibias croisés, particulièrement au grade de Maître. Est-ce à dire que la franc-maçonnerie est fascinée par la mort ? Est-elle morbide ? Quelle peut bien être la signification de ces symboles de mort en franc-maçonnerie ?
Les symboles de mort absents de l’ancienne franc-maçonnerie
La présence de symboles liés la mort ont-ils toujours existé en franc-maçonnerie, ou sont-ils apparus à un moment donné ? La plupart des anciens catéchismes maçonniques du début du XVIIIe siècle s’en tiennent à une symbolique liée aux bâtisseurs et ne fait généralement pas mention d’éléments évoquant la mort, sauf dans la description macabre de la mort éventuelle de celui qui aurait trahi son serment. Ces descriptions choquent aujourd’hui, mais des formules similaires étaient alors d’un usage fréquent dans les serments judiciaires anglais.
Une exception cependant parmi les premiers documents : le manuscrit "Dumfries » n°4 (vers 1710) ajoute après la fin son catéchisme un étrange poème de huit lignes (en vers en anglais), orné de petits dessins, qui peut être traduit ainsi :
"Vous voyez ici une tête de mort pour vous rappeler la condition mortelle.
Voyez les grandes colonnes tombèrent mais il est possible d'établir au ciel.
Que vos actions soient selon l'équerre, justes et vraies, restez dans le centre qui vous est désigné. Soyez prêt, car votre fin dernière arrive."
Assez curieusement, ce poème est souvent omis dans les publications de ce manuscrit. Il ne fait manifestement pas partie du catéchisme lui-même, qui se conclut par le mot FINIS. L’ajout du poème est-il l’initiative personnelle du rédacteur, ou ce texte était-il utilisé par les francs-maçons ? On ne le saura certainement jamais. Mais dans tous les cas, il s’inscrit parfaitement dans la tradition du "Memento Mori" (Souviens-toi de la mort), particulièrement prisé dans les expressions artistiques de l’époque baroque. Si le petit poème du "Dumfries" nº4 ajoute des termes maçonniques, il n’en présente pas moins un visage de la mort tout à fait convenu à son époque : la mort qui rappelle la vanité de toutes choses, invitant les hommes à prendre conscience de la brièveté de la vie et à agir en conséquence.
Il n’y a rien de spécifiquement maçonnique ni d’original dans ce petit poème évoquant la mort, l’auteur se contentant de reprendre des lieux-communs de l’époque. À quel moment la mort fut-elle alors traitée différemment en franc-maçonnerie et y devint-elle un élément central du processus initiatique maçonnique ?
Le thème de la mort du Maître
Le même manuscrit "Dumfries" nº4 nous livre peut-être un indice, pour autant qu’on le lise attentivement. La question relative à place du Maître dans la Loge est pour le moins étrange dans le choix des mots qu’elle utilise : "Q. Où repose le Maître ? R. Dans une auge de pierre, sous la fenêtre de l'ouest, regardant vers l'est et attendant le lever du soleil pour mettre ses hommes à l'ouvrage." Le Maître ne "se tient" pas, il ne "siège" pas à tel ou tel endroit, "il repose dans une urne de pierre" ! Nous ne connaissons pas les éléments rituels auxquels cette mention fait allusion, mais on est droit d’imaginer que ce document repose sur une tradition qui affirmait la mort du Maître, qui repose ainsi dans une auge de pierre, symbole d’un tombeau. Mais il semble bien que cette mort ne soit pas définitive, puisque c’est depuis cette auge où il gît qu’il peut observer le soleil levant et mettre les ouvriers au travail.
L’insistance sur la mort en franc-maçonnerie semble ainsi apparaître avec une légende concernant la mort du Maître ou d’un autre personnage mythique. On pense tout de suite à la légende d’Hiram, mais le manuscrit "Graham" de 1726 semble suggérer que la mort et la découverte du corps de Noé a précédé la légende d’Hiram, dont elle a fourni l’essentiel de la trame.
Pourquoi et comment ce thème s’est-il imposé dans les rituels maçonniques ? On peut supposer que ce processus a correspondu avec l’accroissement de la dimension ésotérique et initiatique de la franc-maçonnerie, quand celle-ci a eu de moins en moins de rapports avec la tradition opérative des bâtisseurs. Cela suppose également que la franc-maçonnerie s’est trouvée dirigée par des personnes instruites, et même par des érudits, qui ont enrichi les rituels de dimensions ésotériques qu’ils découvraient dans les nombreuses descriptions des Mystères de l’Antiquité que l’on trouve chez les auteurs grecs et latins. On pense tout de suite à des personnes telles que Jean-Théophile Désaguliers.
On sait peu de choses des Loges maçonniques anglaises avant la fondation de la Grande Loge de Londres de 1717 (ou plus probablement 1721) : qui fréquentait les Loges, qui les dirigeait, quels étaient leurs objectifs ? Tout au plus connaît-on l’appartenance maçonnique de quelques personnalités telles que Sir Christopher Wren (1632-1723), savant, architecte et membre fondateur de la Royal Society. Mais la présence de tels érudits est beaucoup plus documentée à partir de la fondation de la Grande Loge. Et il est largement admis que le grade de Maître Maçon, avec son rituel centré sur la mort d’Hiram, est apparu vers 1730, soit dans le contexte de cette nouvelle forme de franc-maçonnerie animée par des intellectuels, qui tentaient de raviver les anciennes initiations. Cependant, le manuscrit "Dumfries" n°4 peut laisser supposer que des premières traces d’une tradition affirmant la mort du Maître pouvait déjà exister vers 1710.
Le Cabinet de Réflexion et l’initiation
La mort symbolique décrite dans le grade de Maître n’est pas la première rencontre du franc-maçon avec la mort, du moins dans les francs-maçonneries française (et européenne) et américaine. Le candidat à l’initiation est confronté pour la première fois à la mort dans le Cabinet de Réflexion, qui à l’est développé au sein de la franc-maçonnerie française au cours du XVIIIe siècle. Ce dispositif, qui précède la cérémonie d’initiation, est inconnu des francs-maçonneries anglaise, écossaise et irlandaise.
Dans ce petit lieu obscur où doit méditer le candidat figurent différents objets, dont certains rappellent la mort (le crâne, le sablier, la faux), la descente au sein de la terre (le V.I.T.R.I.O.L.), la dissolution des éléments (le Sel, le Soufre et le Mercure), bref autant de symboles qui signifient que cette étape est une mort symbolique.
La réception maçonnique devient ainsi réellement un rite initiatique de passage, suivant un schéma que l’on retrouve dans de nombreuses traditions, y compris le baptême chrétien à l’origine : une mort symbolique, c’est-à-dire l’abandon d’une situation antérieure, marquée du sceau de l’incomplétude, de l’ignorance, de l’erreur ; un rituel qui recrée l’être sur un autre niveau de conscience ; et enfin l’intégration à une nouvelle communauté, celle de ceux qui ont vécu la même transformation intérieure.
L’initiation maçonnique devient ainsi bien plus que l’agrégation à une simple association, mais la nouvelle naissance qui permet à celui qui la vit d’entrer dans une véritable communion spirituelle. La mort, loin d’y être l’indice de préoccupations morbides, est bien plus le symbole de l’évolution personnelle, qui nécessite de laisser derrière soi tous les poids du passé.
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