Des femmes en tablier ? Pas qu’à la cuisine !
Des femmes en franc-maçonnerie ? Voilà bien un sujet qui n’a pas fini de soulever des remous ! Le débat sur cette question est loin d’être terminé dans la franc-maçonnerie et reste souvent très passionné. Pour certaines et certains, il est évident qu’au nom de l’Égalité tant rabâchée par les francs-maçons, il n’y a aucune raison d’interdire l’accès des Loges aux femmes. Pour d’autres, au nom de la Tradition (pas toujours bien comprise), il est aberrant, voire blasphématoire, de laisser des femmes assister aux rituels maçonniques.
La franc-maçonnerie est-elle misogyne ?
La tradition héritée de la première franc-maçonnerie spéculative anglaise et plus généralement anglo-saxonne est claire : il n’y a pas de place pour les femmes dans les Loges. C’est même l’un des critères de "régularité" édictés par la Grande Loge Unie d’Angleterre et suivis par toutes les Obédiences maçonniques dites "régulières" : la franc-maçonnerie "régulière" ne reconnaît donc aucune Obédience ou Loge maçonnique qui transgresserait ce principe.
Mais la franc-maçonnerie est-elle intrinsèquement misogyne, ou n’a-t-elle fait que suivre les préjugés sociaux de l’époque et de la société qui l’ont vu naître ? Y a-t-il dans ses symboles et ses rituels des raisons péremptoires de rejeter les femmes ? Aucunes, et même au contraire : le symbolisme maçonnique n’est pas avare de symboles actifs et passifs, masculins et féminins, formant une dualité que l’on est appelé à résoudre par un troisième terme. Le Soleil et la Lune, les cases blanches et noires du Pavé Mosaïque, les Colonnes B et J… Le franc-maçon est invité à découvrir sa propre dualité interne, à se réconcilier avec lui-même, et là où l’Humanité expérimente la dualité la plus concrète, soit la différence sexuelle, la franc-maçonnerie devrait s’arrêter ?
Le métier de maçon est un métier d’homme, argumentent souvent les opposants à la franc-maçonnerie féminine, donc le symbolisme qu’elle utilise ne s’adresse qu’aux hommes. S’il est vrai qu’en majorité, les membres des métiers du bâtiment sont des hommes, on n’y trouve pas moins des femmes, et pas seulement dans les temps modernes. Mêmes si elles n’étaient pas nombreuses, on sait que des femmes ont exercé le métier de maçon au moyen âge et que certaines ont même pu devenir Maître d’Œuvre. L’argument du métier - et à plus forte raison du symbolisme - sexué ne tient pas.
Un argument plus pervers est parfois invoqué : les femmes seraient naturellement initiées et n’auraient donc aucun besoin de passer par l’initiation maçonnique ! En gros, cela signifie : Mesdames, vous nous êtes infiniment supérieures, que pourrions-nous nous vous apporter de plus ? Maintenant, retournez à vos casseroles, s’il vous plaît…
Enfin, l’argument de la Tradition historique n’a guère plus de poids. L’impossibilité de recevoir des femmes en Loge semble absolument unanime dans la franc-maçonnerie spéculative anglo-saxonne. Or, où a-t-on pour la première fois reçu une femme franc-maçonne ? En Irlande, en 1712, bien avant que la Grande Loge de Londres ne canonise le refus des femmes. L’histoire d’Elisabeth Aldworth est probablement unique dans le monde anglo-saxon, mais mérite d’être rappelée. Elisabeth Aldworth (vers 1692-1773) était la sœur d’un Vénérable Maître qui tenait loge dans son manoir.
Un jour, elle épia les travaux de la Loge par le trou de la serrure et fut surprise par les Frères. La Loge délibéra longuement, pour finalement lui proposer le choix suivant : l’initiation ou la mort. Elle choisit bien sûr l’initiation, et resta membre de la Loge jusqu’à sa mort à l’âge d’environ 80 ans. L’histoire est peut-être légèrement romancée, mais le simple fait qu’elle ait été rapportée est significatif : même si c’était à contre-cœur et par la force des circonstances, il n’était pas impossible dans l’absolu de recevoir une femme à l’initiation, même dans l’Irlande du XVIIIe siècle.
La seconde femme initiée à la franc-maçonnerie fut Claudine-Thérèse Provensal (1729-1810), la sœur de Jean-Baptiste Willermoz, fondateur du Régime Écossais Rectifié (RER). On sait que, estimant les femmes dotées d’une sensibilité mystique supérieure, Willermoz était favorable à leur initiation maçonnique, mais qu’il ne put imposer largement cette idée. Il initia cependant sa sœur et confidente, qui parvint au degré de Réau-Croix, le plus haut degré de la franc-maçonnerie martinéziste.
Il ne s’agit que de cas isolés, certes, mais ils nous montrent que le refus d’admettre les femmes en Loge n’était pas fondé sur des considérations symboliques, rituelles ou traditionnelles, mais bien plus sur le simple respect de convenances sociales. Dans un passé pas si lointain, il n’était pas convenable chez nous qu’une femme travaille, qu’elle puisse ouvrir un compte bancaire ou même voter… La question de l’acceptation ou non des femmes en franc-maçonnerie est du même ordre.
La Franc-maçonnerie d’Adoption, ou une demi-mesure pour les dames
Hormis ces deux cas isolés, la première ouverture aux femmes à plus grande échelle fut le fait de la franc-maçonnerie française du XVIIIe siècle. Si l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècle avait développé le modèle culturel et social du Club strictement masculin (dont la franc-maçonnerie n’était finalement qu’une modalité), la France de la même époque vit l’éclosion des Salons littéraires, dont beaucoup étaient tenus par des femmes, comme Mme de Rambouillet et Mme de Scudéry au XVIIe siècle, et Mme Geoffrin et Mme de Staël au XVIIIe.
Dans ces salons, se côtoyaient écrivains, philosophes, savants, aristocrates cultivés hommes et femmes, sur un mode de galanterie et d’érudition. La place de la femme en tant que telle n’avait certes pas changé dans la société française de l’époque, mais certaines femmes de la haute société s’étaient imposées comme des interlocutrices de qualité et des actrices incontournables de la vie culturelle et intellectuelle.
La franc-maçonnerie française ne pouvait rester insensible à ce mélange de charme et d’érudition, et il devint alors difficile de tenir les femmes complètement à l’écart des pratiques maçonniques.
On commença d’abord par admettre les femmes dans les banquets maçonniques qui suivaient les Tenues funèbres et les célébrations de la St-Jean. Puis, dès les années 1740, on créa des rituels sur mesure pour y travailler avec les femmes : la Franc-maçonnerie d’Adoption, ou Maçonnerie des Dames, était née. Il ne s’agissait pas des vrais rituels maçonniques, mais d’aimables et sentimentales parodies insistant plus sur les vertus morales que sur la recherche spirituelle ou philosophique. On peut vraiment parler d’une demi-mesure dans la mesure où la Franc-maçonnerie d’Adoption n’était pas autonome.
Les Loges d’Adoption étaient toujours souchées sur une Loge masculine, et, en tout cas depuis leur reconnaissance officielle par le Grand Orient de France en 1774, leurs Travaux étaient obligatoirement présidés par un Collège dédoublé, c’est-à-dire que chaque Office était tenu par une Sœur assistée par un Officier de la "vraie loge".
Après le sommeil forcé de la Révolution, cette franc-maçonnerie sous tutelle se réveilla, comme l’ensemble de la franc-maçonnerie, d’abord timidement sous le Directoire, puis résolument sous le Consulat et l’Empire. Joséphine de Beauharnais devint même Grande Maîtresse des Loges d’Adoption, et le Rite de Misraïm, créé en 1805 par des bonapartistes, créa lui aussi ses propres Loges d’Adoption. Mais le phénomène de l’Adoption ne survécut guère à l’Empire.
Sans relation de cause à effet, c’est quand les Loges d’Adoption s’éteignirent en France que surgirent aux États-Unis différents ordres paramaçonniques, parfois mixtes, ouverts aux épouses et filles de francs-maçons, comme l’Ordre de l’Étoile d’Orient (Order of the Easter Star), fondé en 1850.
Là encore, il ne s’agit pas d’une vraie franc-maçonnerie, mais de rituels de forme maçonnique promouvant des valeurs morales, religieuses et patriotiques, et mettant en avant des figures féminines de l’Ancien Testament. Une nouvelle demi-mesure, en quelque sorte.
La franc-maçonnerie mixte, ou la véritable entrée des femmes en Loge
Nés dans des contextes sociologiques bien différents, la Franc-maçonnerie d’Adoption et les Ordres paramaçonniques américains se rejoignent cependant sur un point : ils ne prennent pas vraiment les femmes au sérieux et ne leur proposent que de gentilles parodies de la franc-maçonnerie. Aucune idée de l’égalité entre hommes et femmes ne sous-tend cette démarche.
C’est donc dans une nouvelle forme de franc-maçonnerie inédite que les femmes obtiendront enfin le droit d’être initiées sur un pied d’égalité avec les hommes : la franc-maçonnerie mixte, née en France sous la IIIe République.
C’est à cette époque, en 1872 pour être précis, qu’apparut pour la première fois (de manière péjorative) le terme "féministe", sous la plume d’Alexandre Dumas fils. Ce néologisme désignait les revendications des femmes à obtenir un statut égal à celui des hommes et notamment le droit de vote. Nous sommes alors très loin du délicieux frisson que devaient ressentir les dames de la bonne société à "jouer" aux franc-maçonnes sous l’Ancien Régime ou sous l’Empire. Il s’agit maintenant de femmes de toutes origines sociales, qui prennent les promesses républicaines au sérieux et qui s’organisent pour tenter d’obtenir l’égalité qu’on leur refuse. La franc-maçonnerie ne pouvait qu’être touchée d’une manière ou d’une autre par ces revendications.
Le pas fut franchi en 1882 quand une Loge de la Grande Loge Symbolique Écossaise (Les Libres-Penseurs, à l’Orient du Pecq) initia Maria Deraimes (1828-1894), femme de lettres, conférencière, cofondatrice en 1869 de la Société pour la revendication des droits civils des femmes, en 1870 de l’Association pour le droit des femmes et en 1874 de la Société pour l’amélioration du sort des femmes. Coup de tonnerre dans le ciel maçonnique !
La Loge Les Libres-Penseurs fut temporairement suspendue par la Grande Loge Symbolique Écossaise, et ne fut réintégrée qu’après avoir fourni une liste de ses membres où ne figurait pas le nom de Maria Deraismes. L’événement aurait pu se clore là et constituer une simple occasion manquée de l’Histoire. Mais onze plus tard, soit en 1893, Maria Deraismes, avec l’aide de Georges Martin, qui avait activement aidé à son initiation en 1882, initia seize femmes, et fonda la même année la Grande Loge Symbolique Écossaise Mixte "Le Droit Humain", qui allait devenir l’Ordre Maçonnique Mixte International "Le Droit Humain".
Une franc-maçonnerie féminine sans hommes
En 1907, la Grande Loge de France entendit répondre d’une autre manière aux revendications des femmes, et créa de nouvelles Loges d’Adoption, pratiquant le Rite de l’ancienne Franc-maçonnerie d’Adoption. Huit de ces Loges, exclusivement féminines, tinrent un premier Convent en 1936, dans le but de créer un Obédience maçonnique féminine.
Mais la Seconde Guerre Mondiale interrompit leur entreprise, qui ne reprit qu’en 1945, avec le Convent de l’Union Maçonnique Féminine de France. Cette Obédience prit en 1952 le nom de Grande Loge Féminine de France et abandonna le Rite d’Adoption pour adopter le REAA, suivi plus tard par le Rite Français et le Régime Écossais Rectifié.
Une franc-maçonnerie exclusivement féminine, mais pratiquant les mêmes Rites que les hommes, était née, et fit-elle des émules dans d’autres pays (Suisse, Belgique, Italie, Portugal, Venezuela, Espagne, Bulgarie).
Et aujourd’hui ?
La présence des femmes en franc-maçonnerie ne se limita pas au "Droit Humain" et aux Grandes Loges Féminines issues de la Grande Loge Féminine de France. Le Rite de Memphis-Misraïm compte aussi des Loges mixtes et féminines, qui rappellent que le Rite de Misraïm avait eu en son temps des Loges d’Adoption. Plusieurs Obédiences mixtes virent également le jour, souvent issues du "Droit Humain", parmi lesquelles on peut citer la Grande Loge Mixte Universelle (1973), la Grande Loge Mixte de France (1982) et la Grande Loge Mixte de Suisse (1999).
Certaines Obédiences telles que la Grande Loge Unie de France (1994) adoptèrent un modèle très ouvert : chaque Loge membre de l’Obédience choisit si elle souhaite être masculine, féminine ou mixte. Et même le Grand Orient de France, après un long débat interne, décida en 2010 que les femmes pouvaient être reçues franc-maçon par celles de ses Loges qui le souhaitaient.
Que de chemin parcouru !
Les femmes peuvent aujourd’hui devenir francs-maçons - ou franc-maçonnes - dans un grand nombre de Loges et d’Obédiences mixtes ou féminines (et même masculines, comme le Grand Orient de France, qui n’est toujours pas mixte, même s’il admet des femmes). Que demander de plus ?
Rien, au premier abord. Et pourtant si : la reconnaissance. Si de nombreuses Obédiences maçonniques masculines dites "libérales" reçoivent les Sœurs en visite sans aucun problème, ce n’est pas le cas des Obédiences plus "traditionnelles" et bien sûr "régulières". Peut-on vraiment se sentir pleinement franc-maçon ou franc-maçonne quand des pans entiers de la franc-maçonnerie ne vous reconnaissent pas cette qualité ? Telle est certainement la dernière victoire que nos Sœurs doivent remporter !
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