Les origines du Rite de Memphis-Misraïm
Peu de Rites maçonniques sont entourés d’une telle aura légendaire que le Rite de Memphis-Misraïm, au point qu’il est à peu près impossible à qui n’effectue des recherches sérieuses d’en comprendre la genèse.
La littérature maçonnique usuelle se contente en effet le plus souvent de répéter les mêmes légendes, qui sont contredites par la recherche historique.
Si l’on en croit la légende officielle du Rite, qu’on doit à Robert Ambelain dans les années 1960, le Rite de Misraïm remonterait à une Loge fondée par Cagliostro à Venise en 1788 et composée de Sociniens (secte protestante antitrinitaire particulièrement présente en Pologne à l’époque). Plusieurs indices historiques nous montrent qu’une telle origine est des plus improbables.
Robert Ambelain (à gauche) - Cagliostro (à droite)
Tout d’abord, il est peu vraisemblable que Cagliostro ait eu le loisir de fonder une Loge à Venise en 1788. C’est la fin de sa carrière et il est aux abois, recherché par l’Inquisition. Pour mémoire, embastillé dans le cadre de l’affaire du Collier de la Reine, il est libéré en 1786 et expulsé de France. Il se réfugie en Angleterre, puis en Suisse, avant de passer de villes en villes en Italie, où il sera arrêté par les autorités judiciaires pontificales en 1789.
Ensuite, on ne trouve nulle trace d’une telle Loge hors des écrits d’Ambelain. Cet argument à lui seul n’est bien sûr pas déterminant, car un groupuscule très secret pourrait très bien n’avoir laissé aucune trace repérable. Mais les créateurs de Misraïm eux-mêmes ne font aucune allusion à une telle origine, alors que l’on sait que les fondateurs de Rites adoraient afficher des généalogies prestigieuses: s’ils avaient pu se réclamer d’une telle filiation, ils ne se seraient pas privés de s’en prévaloir.
La réalité est bien plus prosaïque, et il suffit de lire les auteurs contemporains des faits (en l’occurrence Ragon et Bègue-Clavel) pour connaître l’origine de Misraïm, qui ne remonte pas plus loin que 1805.
L’histoire commence en Italie. Un groupe de francs-maçons, membres ou vétérans de l’Armée d’Italie de Bonaparte, parmi lesquels les trois frères Bédarride, demandent une patente au Suprême Conseil de France du Rite Ancien Accepté, qui venait de se fonder à Paris en 1804. Cette demande essuie un refus, motivé par la mauvaise réputation de certains membres du groupe. Dépités, ces francs-maçons décident alors de constituer leur propre Rite, le Rite de Misraïm, qui comptera au début 77 degrés, avant de passer à 90.
De retour en France, les fondateurs de Misraïm créent la Loge L’Arc-en-Ciel, à l’Orient de Paris, qui devient ainsi la Loge-Mère du Rite. C’est alors, entre 1815 et 1820, qu’ils rédigent les rituels des trois grades symboliques de Misraïm, qui sont pour l’essentiel un simple plagiat du Guide des Maçons Écossais, la première forme connue des grades symboliques du REAA, probablement publiée vers 1814. Quel besoin auraient-ils eu de copier ce rituel s’ils avaient disposé d’une tradition remontant à une prétendue Loge fondée à Venise en 1788?
Ordre des Rites Unis de Memphis et Misraïm
L’origine du Rite de Memphis est aussi auréolée d’une légende, dont l’auteur n’est autre que son créateur lui-même, Jacques-Étienne Marconis de Nègre. Le Rite de Memphis plongerait ses racines dans la plus antique tradition initiatique, qui aurait été transmise à l’Europe par Ormus, un mythique prêtre égyptien que Saint Marc aurait converti au christianisme et qui aurait ainsi opéré la synthèse de l’ancienne sagesse égyptienne et du christianisme. Le Rite aurait été introduit en France en 1814 par un natif du Caire nommé Samuel Honis, qui aurait fondé l’année suivante une Loge à Montauban, avec Gabriel-Mathieu Marconis (le père de Jacques-Étienne) et quelques autres Frères. Cette Loge, Les Disciples de Memphis, aurait été fondée le 30 avril 1815 pour se déclarer en sommeil le 7 avril 1816; les archives auraient été confiées à Gabriel-Mathieu Marconis, qui aurait été nommé Grand Hiérophante le 31 janvier 1816. Et c’est naturellement à son fils Jacques-Étienne que reviendrait le privilège de réveiller le Rite en 1838! Là encore, l’Histoire vient contredire la légende.
Le seul élément vérifiable de cette légende est la création (et non le réveil) du Rite de Memphis en 1838. À part ça, hormis Gabriel-Mathieu et Jacques-Étienne (et bien sûr Ormus, emprunté à la légende de la Rose-Croix d’Or d’Ancien Système, ordre paramaçonnique allemand qui exista entre 1777 et 1786), aucun protagoniste de la légende n’a pu être identifié et tous semblent sortir de l’imagination fertile de Jacques-Étienne; quant à la prétendue Loge Les Disciples de Memphis à l’Orient de Montauban, elle est parfaitement inconnue et semble bien n’avoir jamais existé.
Argument plus décisif encore, la carrière maçonnique de Jacques-Étienne ne peut s’expliquer si la légende est vraie. Si la Loge Les Disciples de Memphis existe bien en 1815, pourquoi Jacques-Étienne (âgé alors de 20 ans) n’y est-il pas initié et attend-il 1833 pour être reçu franc-maçon au Rite de Misraïm? Pourquoi, radié une première fois de Misraïm, y rentre-t-il de nouveau sous un faux nom, pour en être radié à nouveau, s’il dispose des pouvoirs de réveiller Memphis? Pourquoi le premier rituel des loges symboliques de Memphis qu’il publie en 1839 n’est-il qu’un plagiat du rituel de Misraïm de 1815-20, s’il dispose de toutes les archives des Disciples de Memphis?
Il convient donc d’admettre que les Rites de Misraïm et de Memphis ont été créés respectivement en 1805 et en 1838, sans avoir d’autre origine directe que la volonté de leurs fondateurs.
Et qu’en est-il du Rite de Memphis-Misraïm, fusion supposée des deux Rites précédents ? De nouveau, son origine est entourée d’une légende masquant la complexité des faits. Il est généralement admis que les deux Rites de Misraïm et de Memphis fusionnèrent en 1881, sous l’égide de Garibaldi, le fameux artisan de l’Unité Italienne, qui en devint alors le Grand Hiérophante mondial. La réalité est plus compliquée. Le Rite de Misraïm, plutôt anti-royaliste et nostalgique de Napoléon, traversa mal la Restauration. Interdit en 1823, il se réveilla brièvement sous la Monarchie de Juillet, pour finir par entrer en sommeil vers 1850. Seuls quelques loges continuèrent alors à la pratiquer en France, et dans une branche assez obscure du Rite en Italie. Le Rite de Memphis ne cessait lui aussi de décliner, également victime des positions anti-royalistes de beaucoup de ses membres. En 1862, Marconis de Nègre mit le Rite en sommeil, non sans en avoir accordé les patentes au Grand Orient de France et réduit le nombre de grades à 33. Le Rite était par contre toujours en activité aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Égypte, en Italie, en Espagne et en Roumanie. À l’instigation de John Yarker, Grand Maître de Memphis en Angleterre, et de son représentant en Italie Giambattista Pessina (qui présidait par ailleurs un obscur Rite Réformé de Misraïm), les branches américaine, anglaise, italienne, espagnole et roumaine de Memphis (et non de Misraïm) s’unirent en 1881 et offrirent le titre de Grand Hiérophante à Garibaldi, qui devait mourir l’année suivante, et n’avait joué aucun rôle actif dans cette union.
Mais alors d’où vient l’idée que Misraïm et Memphis furent unis sous Garibaldi ? De Giambattista Pessina, qui, de son propre chef apparemment, introduisit Misraïm subrepticement dans cette histoire, en délivrant à la Roumanie une patente pour les Rites de Memphis et Misraïm. L’idée était lancée, elle allait faire des émules.
La franc-maçonnerie égyptienne avait alors pris un virage important. Si Misraïm et Memphis avaient toujours été spiritualistes et ésotériques, ces deux Rites n’en avaient pas moins conservé un fort lien avec la société et la politique, et pouvaient à certains égards être considérés comme révolutionnaires. Aucune trace dans ces Rites de ce qu’on appellera occultisme dès le milieu du XIXe siècle. L’irruption de l’occultisme commence avec John Yarker, proche de la Société Théosophique de Mme Blavatsky et de la Societas Rosicruciana in Anglia. C’est lui qui succéda à Garibaldi comme Grand Hiérophante, puis la charge échut au très sulfureux Theodor Reuss, fondateur par ailleurs de l’Ordo Templi Orientis, un Ordre initiatique occultiste fortement influencé par Aleister Crowley, qui y fut admis et y exerça de hautes fonctions. Et c’est Theodor Reuss qui, en 1908, donna à Papus (Dr Gérard Encausse), figure la plus emblématique de l’occultisme français de la fin du XIXe siècle, des patentes pour organiser en France le Rite Ancien et Primitif, soit le Rite de Memphis dans la version en 33 degrés développée par Yarker. Papus et ses amis adoptèrent plutôt une version en 99 degrés et qualifièrent désormais ce rite de Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm, nom qu’il a conservé jusqu’à nos jours. Avec Papus, les Rites de Misraïm et de Memphis, unis en tout cas sur le papier, renouaient avec leur terre d’origine, mais sous une forme bien différente de ce qu’avaient imaginé leurs créateurs.
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