Le Rite Anglais Style Emulation, ou Rite Emulation
Relativement peu connu des francs-maçons d’Europe continentale, le Rite Emulation ou plutôt Style Emulation ("Emulation Working" en anglais), est l’un des Styles en usage à la Grande Loge Unie d’Angleterre. Il est utilisé par de nombreuses Obédiences maçonniques dans le monde, spécialement dans les anciennes colonies de l’Empire Britannique (Australie, Nouvelle-Zélande…), mais aussi au sein d’Obédiences non anglophones régulières, telles que la Grande Loge Nationale Française ou la Grande Loge Suisse Alpina, ou dissidentes d’Obédiences régulières, comme la Grande Loge Traditionnelle Opéra ou la Loge Nationale Française. Quelle est l’origine du Style Emulation ? D’où lui vient ce curieux nom d’Emulation ? Et quelles sont les spécificités du Style Emulation ?
Divisions de la franc-maçonnerie anglaise au XVIIIe siècle
On date généralement l’apparition de la Franc-maçonnerie moderne de la fondation de la Grande Loge de Londres en 1717 (ou plus probablement 1721). Et l’on imagine souvent que cette première Obédience maçonnique rallia toutes les Loges anglaises dans une large unanimité. Or il n’en est rien. De nombreuses Loges contestèrent cette organisation inédite, qui selon elles avait altéré les rituels ancestraux, en omettant les invocations, en supprimant l’office des Diacres et en inversant dès les années 1730 les colonnes et les mots d’Apprenti et de Compagnon.
La première opposition organisée surgit dans le nord de l’Angleterre. En 1725, la Loge d’York, se réclamant de son ancienneté, se proclama "Grande Loge de Toute l’Angleterre". Elle se mit en sommeil dans le courant des années 1730, pour renaître en 1761 sous le nom de "Grande Loge de Toute l’Angleterre au Sud de la Rivière Trent" et finalement cesser toute activité en 1789.
Mais la principale opposition vint à Londres du courant qui se définira lui-même comme "Ancien" ("Antient" avec t en anglais, par souci d’archaïsme) et qualifiera la Grande Loge de Londres de "Moderne", non sans dédain. Les relations entre les Grandes Loge d’Irlande (1725) et d’Écosse (1736) avec la Grande Loge de Londres s’étaient péjorées au cours des années 1730-1740. Les francs-maçons irlandais et écossais résidant à Londres rechignaient à s’affilier aux Loges anglaises. La tension s’accentua par l’afflux des réfugiés Irlandais arrivés à Londres suite à la famine de 1740-41, parmi lesquelles se trouvaient de nombreux francs-maçons, qui fondèrent leurs propres Loges.
En 1751, six Loges de tradition "Ancienne" constituèrent la "Grande Loge de la très Ancienne et Honorable Fraternité des Francs et Acceptés Maçons selon les Anciennes Constitutions". L’âme de la nouvelle Grande Loge fut à n’en pas douter Laurence Dermott (1720-1791), commerçant irlandais, Grand Secrétaire de l’Obédience et auteur des Constitutions (nommées "Ahiman Rezon"). Les Loges de cette Grande Loge pratiquaient des anciens rituels, influencés par les usages irlandais, dont un exemple nous est donné par la divulgation "The Three Distinct Knocks" de 1760.
Les deux Grandes Loges rivales se développèrent avec succès en Angleterre et au-dehors. Si en Europe, c’est surtout la franc-maçonnerie des "Modernes" qui se répandit, l’Amérique connut une prépondérance de la tradition des "Anciens", du fait notamment des nombreux régiments irlandais et écossais de l’armée britannique.
Union des deux Grandes Loges anglaises
Les deux Grandes Loges anglaises s’affrontèrent farouchement pendant une cinquantaine d’années, mais au tournant du XIXe siècle, les tensions commencèrent à s’apaiser. En 1809, les "Modernes" constituèrent une Loge spéciale (Lodge of Promulgation) chargées de ramener les rituels aux anciens usages, dans le but de normaliser leurs relations avec les Irlandais , les Écossais et les "Anciens" d’Angleterre. Et les deux Grandes Loges anglaises nommèrent des Commissaires chargés de préparer un Acte d’Union.
En 1813, deux nouveaux Grands Maîtres étaient désignés. Il s’agissait de deux des fils du roi Georges III : le prince Auguste Frédéric, duc de Sussex, pour les "Modernes", et le prince Édouard, duc de Kent, pour les "Anciens". Les conditions pour une union étaient réunies. Et le 27 décembre 1813, la Grande Loge Unie d’Angleterre était constituée, avec le duc de Sussex comme Grand Maître. Une Loge de Réconciliation fut créée pour réconcilier les rituels des deux anciennes Grande Loge et définir un nouveau rituel.
Le rituel défini par la Loge de Réconciliation était clairement de tradition "Ancienne" et les usages rituels des "Modernes" disparurent d’Angleterre pour ne subsister quand dans certains Rites maçonniques continentaux (Loges bleues du Rite Français et du Rite Écossais Rectifié, Rite de Schrœder…). Pour diffuser les nouveaux usages, plusieurs Loges d’instruction furent formées, pour que les Officiers des Loges viennent s’y exercer. La première fut la Loge "Stability", mais la plus importante et la plus prestigieuse fut la Loge "Emulation Lodge of Improvement", qui a donné son nom au Rite Emulation.
C’est là que cela devient un peu difficile à comprendre pour les francs-maçons non britanniques, habitués à la notion de Rites bien définis. La Grande Loge Unie d’Angleterre n’a pas créé un nouveau Rite, elle a juste défini une manière de travailler en Loge "selon les Constitutions Anglaises". À partir de là, chaque Loge d’Instruction a pratiqué ces usages à sa manière, avec des différences minimes. Il existe donc plusieurs Styles (Workings en anglais) pour travailler selon les Constitutions Anglaises : Emulation en est un, le plus répandu du fait de l’importance de l’"Emulation Lodge of Improvement", mais il existe également le Style Stability (de la Loge d’Instruction du même nom), le Style Oxford, le Style Taylor, le Style Standard, le Style South London, le Style West End…
Les décors maçonniques utilisés dans ces différents Styles sont les mêmes, car il ne s’agit que d’un unique "Rite" Anglais, qui se décline dans différents Styles. La Grande Loge Unie d’Angleterre n’a jamais décrété que le Style Emulation ni aucun autre Style était son rituel de référence : les différents Styles ne sont que des manifestations d’une unique manière de travailler "selon les Constitutions Anglaises". Les décors maçonniques sont donc ceux de la Grande Loge Unie d’Angleterre, et non ceux d’un Style déterminé.
Spécificités du Style Émulation
Pour les francs-maçons européens, la spécificité du Style Emulation est surtout de devoir être pratiqué entièrement par cœur. Mais cela n’est pas propre à Emulation : les autres Rites anglo-saxons, écossais, irlandais, américains procèdent de même.
La principale spécificité du Style Emulation est sa gestuelle, très complexe, qui doit être pratiquée scrupuleusement. La pratique du rituel est une fin en soi, c’est le travail maçonnique du Style Emulation, alors que dans les Rites continentaux, le rituel encadre un travail particulier, le plus souvent la lecture une Planche, c’est-à-dire un exposé présenté par un membre de la Loge et commenté par les autres. Rien de tel à Emulation : on y ouvre les travaux au premier, au deuxième et au troisième grades, puis on les ferme au troisième, au deuxième et au premier grades. À moins qu’il y ait réception à l’un des grades, c’est tout. Et si une conférence est prévue, elle aura lieu pendant le banquet qui suit les travaux.
C’est par la pratique répétée de gestes symbolique que le Style Emulation entend faire intégrer au franc-maçon les valeurs spirituelles de la franc-maçonnerie, bien plus que par une voie mentale, intellectuelle et rationaliste. Il offre à ceux qui le pratiquent une voie d’épanouissement qui passe avant tout par le corps et le ressenti corporel. Cette voie pourrait être comparée aux différentes "formes" en usage dans les arts martiaux asiatiques (Taolu en Chine, Kata au Japon, Poumsé en Corée…) : les formes sont des enchaînements de gestes de combat stylisés, que l’on pratique sans adversaire, dans le but d’apprendre les gestes, de les intérioriser, d’apaiser le mental et d’affiner la perception des énergies mobilisées en vue du combat.
Très concret et corporel dans sa pratique, le Style Emulation est sans doute fidèle dans l’esprit aux pratiques des anciens Maçons opératifs, qui avaient avant tout besoin de perfectionner leurs gestes et non de tenir de grands discours théoriques. Les francs-maçons des autres Rites pourraient avantageusement s’en inspirer pour rendre au rituel toute sa potentialité de transformation personnelle et pour cesser de le cantonner au rôle de simple préalable aux Travaux.
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